Cédric Lépine : Peux-tu parler de la difficulté de réaliser des documentaires et de les diffuser dans le monde actuel ?
Tatiana Huezo : Faire des documentaires est en effet un chemin difficile qui est avant tout une déclaration d'amour au cinéma, loin du glamour et des grandes sources de financements. Le documentaire reste un acte de résistance. Il s'agit d'un acte d'amour dans des histoires qui se construisent avec la réalité. Pour réaliser un documentaire, les financements sont plus limités et il faut travailler durant de nombreuses années. Les investigations, le tournage et le montage sont beaucoup plus intenses que pour une fiction. Je trouve qu'il y a peu de festivals dans le monde qui embrassent réellement le cinéma documentaire avec force et le festival de Berlin fait partie de ces festivals qui le mettent en valeur.

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Je pense en même temps que le documentaire occupe un espace toujours plus important avec un public élargi qui le suit. Le documentaire est un genre qui permet l'expérimentation du langage cinématographique où les frontières entre fiction et documentaire sont toujours plus incertaines. Le stéréotype du documentaire ennuyant reposant sur beaucoup de contenu informatif est au fil des années en mesure de s'évanouir. Je pense qu'il y a une infinité de documentaires qui sont supérieurs à la fiction parce que la réalité est incomparable.
Je me nourris toujours énormément de la réalité. Ainsi, pour ma première fiction Noche de fuego, j'ai mis dans le film tout ce que je ne pouvais pas faire dans le documentaire tout en conservant une grande attention aux petits détails de la vie quotidienne. Il s'agissait pour moi de reconnaître la force et l'énergie dans chaque acte de la vie quotidienne. L'instinct que j'ai développé pour travailler avec la réalité a été un point fort pour moi sur la fiction. Je crois que nous les documentaristes sommes des grands observateurs de la réalité, des collectionneurs de conversations. Ce lien à la réalité fut ainsi une réelle boussole pour mettre en scène une fiction, même si le travail est différent car il faut tout créer.
Sur Tempestad, j'ai attendu un an avant de tourner. J'étais avec une équipe de météorologues qui m'a conseillée pour aller filmer les tempêtes. J'ai alors voyagé avec mon équipe composée de huit à neuf personnes durant neuf semaines alors que sur Noche de fuego il y avait environ 100 personnes. Sur le documentaire, tout peut se résoudre au tournage alors que sur une fiction, il faut faire face à des choses imprévues. En même temps, c'était stimulant pour moi de me confronter à ces difficultés. J'ai été impressionnée par le département artistique qui a recréé avec précision chacun des lieux où nous allions tourner, en développant par exemple des champignons sur les murs avec d'infinis détails. Ainsi chaque élément était peint avec soin sur les murs. Tout se crée ainsi, quasiment à partir de zéro, alors que sur un documentaire c'est davantage un travail de choix des lieux et des scènes à tourner, en choisissant les couleurs à filmer. Sur une fiction, tout peut être recréer. Le plus difficile et le plus fascinant de cette expérience de tournage consistait à se trouver très près des actrices, filmant la peau pour comprendre les émotions qui traversent les personnages. C'est ce qui m'importait le plus : tout pouvait être remis en cause sur le tournage mais pas la place de ces jeunes filles.
Cédric Lépine : Penses-tu que l'on peut voir une analogie entre le cinéma documentaire portée par des réalisatrices et des sujets politiques sur lesquels les fictions ne se portent pas ? De la même manière que ce sont les femmes en effet dans la société civile qui militent dans la rue pour réclamer justice face à leurs enfants disparus, les réalisatrices portent elles-mêmes ces questions dans leurs documentaires.
Tatiana Huezo : Cette analogie est intéressante car ce sont en effet les mères dans la société civile qui militent pour réclamer leurs enfants disparus. Même si des pères militent également, la majorité sont des mères. Ce qui se passe au Mexique actuellement s'est passé aussi en Argentine avec les femmes de la place de Mai. Il existe une énergie combattive dans la figure féminine pour sortir dans la rue réclamer justice face au contexte de guerre et de violence endémique qui continue à se dérouler en Amérique latine. Dans le cinéma, il y a en effet de nombreuses femmes qui dénoncent ce contexte de violence politique. Le cinéma offre la sollicitation de la mémoire et l'art en général permet de témoigner de ce que nous vivons.
Actuellement au Mexique, il y a toujours plus de réalisatrices, cheffes opératrices, etc. dans le cinéma avec une force énorme pour défendre leurs projets. Ceci vient d'une longue histoire de lutte pour trouver cette place. On retrouve ainsi plus de femmes dans les jurys, les dispositifs de sélection et de financements, dans les études de cinéma. Même si nous sommes encore loin de la parité, le chemin se poursuit.
FILMOGRAPHIE
- Tiempo cáustico (1997) 10 minutes, court métrage
- El ombligo del mundo (2001) 30 minutes, court métrage
- El lugar más pequeño (2011) 100 minutes, long métrage documentaire
- Ausencias (2015) 27 minutes, court métrage
- Tempestad (2016) 105 minutes, long métrage documentaire
- Noche de fuego (2021) 110 minutes, long métrage de fiction
- The Echo (2023) 102 minutes, long métrage documentaire