Cédric Lépine : Comment en êtes-vous venu à parler de la Colombie à partir d'un temps passé ?
Joan Gómez Endara : La date exacte de l'histoire est apparue au moment de l'écriture du scénario. En effet, au départ le film devait être contemporain. Au fur et à mesure de nos rencontres dans des pitch internationaux où nous présentions notre projet, nos interlocuteurs associaient trop souvent la réalité colombienne à un long et violent cauchemar. Cependant, le pays était alors en train de vivre un processus de paix et nous nous sommes questionnés sur notre responsabilité à présenter une telle identité du pays. C'est pourquoi nous avons situé l'histoire quinze ans avant notre époque. Avec mon coscénariste avec lequel je partage le même âge et ainsi la même expérience historique du pays, il nous est apparu évident que nous devions situés l'histoire à la fin des années 1990 alors qu'il était encore particulièrement dangereux de voyager sur les routes.
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Jhoyner Salgado : En tant qu'acteur pour composer mon personnage, j'ai beaucoup parlé avec des personnes âgées et plus particulièrement avec mon père, qui ont tous vécu cette époque violente dans cette zone géographique où le film a été tourné. J'ai ainsi cherché à comprendre comment la peur se reflétait chez les personnes, dans un contexte où à partir de 18h00 il était dangereux de sortir.
José Lubo : Pour compléter ce qu'a dit Joan, je dirai que malgré l'époque que présente le film, l'histoire est plutôt atemporelle parce que les changements qui ont lieu dans la capitale ne se manifestent pas tout de suite en dehors. Il a été ainsi facile de retrouver ces populations qui vivaient comme dans les années 1990 où la construction des routes n'était pas achevée. Le film est ainsi une manière de témoigner d'une Colombie qui ne change pas.
Cédric Lépine : Comment est apparue l'idée de faire un récit en mouvement sous la forme d'un road movie ?
Joan Gómez Endara : C'est apparu très naturellement. En effet, mon intention était au départ de parler de conflits familiaux autour d'une relation rompue entre un père et son fils. Le cheminement est apparu comme un moyen d'assainir par la confrontation sur la longue durée ce conflit familial. Le récit s'est transformé géographiquement avec la musique caribéenne de gaïta dans une logique de transmission culturelle entre père et fils. L'idée nous est apparue de développer l'histoire de la quête d'une personne aimée. Il s'agissait aussi de figurer le voyage inverse de la migration de la ruralité à la ville. Cette recherche d'une personne s'est incarnée pour nous par un cheminement sur une route.
Il est évident que j'ai rencontré des influences conscientes et inconscientes de road movie filmiques sur lesquels nous avons échangé avec mon coscénariste, notamment les films de Carlos Sorín comme Bombón el perro (2004) ou bien évidemment Historias mínimas (2002). Il est question dans ses films de personnages qui s'en vont vers le sud argentin avec la pampa. Entre temps est également apparu en chemin Paris, Texas (1984) de Wim Wenders.
Cédric Lépine : On peut également penser à Central do Brasil (1998) de Walter Salles, avec ce cheminement inverse qui consiste à quitter la ville.
Joan Gómez Endara : En effet, c'est un des films que nous avons cité lorsque nous avons présenté notre projet : il y est également question du refus de la parentalité pour le personnage adulte.
Cédric Lépine : Est-ce que ton personnage qui évolue au fil du récit a bénéficié d'un tournage chronologique ?
Jhoyner Salgado : Ce personnage évolue de sa zone de confort à des situations plus risquées. Sur ce chemin, il se retrouve avec le vieil homme et la jeune fille. Avec eux, il est en train de construire de nouveaux liens parce qu'il est en train d'apprendre à aimer. Il représente ce personnage imparfait typique qui lutte pour ses rêves. Il pense également que les choses se font à sa manière et tente de faire les choses au mieux malgré ses maladresses.
Joan Gómez Endara : Si tout le tournage n'a pas été strictement chronologique, la plupart des scènes l'ont été. Cela permettait en effet aux personnages de changer devant la caméra. J'aime beaucoup explorer les relations des personnages sur le tournage : ainsi, les acteurs se sont beaucoup interrogé sur leur personnage. Cela a permis d'alimenter les idées chaque jour de tournage.
Cédric Lépine : L'image magnifique est signée Mateo Guzmán, le chef opérateur du film La Terre et l'ombre (La Tierra y la sombra, 2015) de César Augusto Acevedo qui donne une grande place comme ici à la nature où les personnages évoluent dans un conflit violent. Quel dialogue avez-vous noué avec lui en tant que metteur en scène et acteur ?
Joan Gómez Endara : La réalité de la Colombie est précisément celle-ci : la beauté de la nature est omniprésente et il suffit de poser la caméra pour avoir des images magnifiques. Il y a en effet une contradiction entre la beauté d'un pays traversé par une complexité sociale très forte. Il est vrai qu'avec le chef opérateur nous avons voulu prendre de la distance avec une image associée à la pornomisère autour de la pauvreté matérielle des individus. Nous avons voulu traité avec dignité la réalité du pays.
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Jhoyner Salgado : Mateo nous donnait des références pour nous mouvoir devant la caméra. Ces indications nous ont beaucoup aidés pour développer nos personnages respectifs en toute simplicité. Il y avait ainsi des limites pour ne pas sortir du plan mais en même temps une certaine liberté pour nous mouvoir.
Cédric Lépine : Le film peut-il être vu comme une carte d'amour pour reconstruire une nouvelle famille dans un pays jusqu'ici divisé ?
Joan Gómez Endara : Nous sommes actuellement en Colombie tout proche de ce nouveau scénario de la réconciliation nationale. Le pardon, la réconciliation et la non répétition sont les trois principes de ce processus de paix. En théorie, c'est ce qui doit se passer et que nous souhaitons ardemment. Cependant, une partie du pays, du côté du pouvoir et à droite de l'échiquier politique, ne souhaite pas cette réconciliation. Il y a ainsi encore beaucoup de désir de vengeance parce qu'une partie du pays ne souhaite pas pardonner.
Une autre partie du pays plus progressiste souhaite ce processus de paix et se retrouve à fournir les efforts nécessaires dans un esprit de réconciliation comme on peut le voir dans le film. La difficulté reste encore cette grande partie du pouvoir politique et économique du pays qui se trouve en opposition avec ce mouvement de réconciliation et souhaite voir emprisonnés les responsables des FARC.
Je reste malgré tout optimiste sur ce mouvement suite aux nouvelles élections qui ont lieu en 2022 et qui pourront donner les moyens au nouveau gouvernement d'accomplir ces promesses de paix. Néanmoins, les difficultés liées au narcotrafic ne sont toujours pas réglées avec des régions du pays particulièrement impactées.
Jhoyner Salgado : Je pense que dans ce processus de paix nous avons fait quelques pas et qu'il reste à en faire beaucoup plus. Je souhaite que nous ayons l'option d'avoir un gouvernement différent et progressiste.
Joan Gómez Endara : Nous avons besoin d'une répartition de la terre dont la problématique est à l'origine du conflit en Colombie. Jusqu'ici, aucun gouvernement n'a proposé une répartition équitable des terres et dans ce cadre, le processus de paix reste difficile. Si le gouvernement n'avance pas sur ce chemin, le processus de paix sera bien difficile.
José Lubo : Le pays est comme l'histoire portée par le film, c'est-à-dire une famille dysfonctionnelle traversée de conflits. Nous formons en tant que société une fraternité à reconstruire.
El árbol rojo
de Joan Gómez Endara
Fiction
94 minutes. Colombie, Panama, 2021.
Couleur
Langue originale : espagnol
Avec : Carlos Vergara (Eliecer), Shaday Velasquez (Esperanza), Jhoyner Salgado (Toño), Lisette Bitar Saad (Cristina), Jorge Nasir (Adolfo), Ronis Carrillo (Radamel), Héctor Durango (Wald), Edwin Pérez (Marlon), Adiel Martínez (Edgardo), José Arrieta (Alfredo), Alci Alfredo Arrieta (l'homme armé), Yugui López (le commandant armé), Félix Martínez (Reyes), Carlos Hernández (le commandant armé), Andrés Castañeda (Luis), Ariel Sierra (Wilson), Omeris Arrieta (la tante Carmen), Liseth Bitar (Cristina)
Scénario : Joan Gómez Endara, Ivan Sierra Sanjurjo
Images : Mateo Guzmán
Montage : Mauricio Lleras
Musique : Camilo Sanabria
Sound designer : Carlos García, Miguel Villada
1er assistant réalisateur : Joacenith Vargas
Décors : Ramses Benjumea
Costumes : Jenny Ramírez
Casting : John Bedoya
Superviseur de la post-production : José Lubo
Production : Big Sur Películas
Coproduction : Viso Producciones, Mass Media Communications, RTVC
Produit par : Sonia Barrera, Joan Gómez Endara, Viviana Gómez Echeverry
Vendeur international : The Open Reel