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Cédric Lépine : Pouvez-vous parler un peu de l'origine de ce scénario, de la façon dont vous l'avez écrit et comment vous avez imaginé cette histoire ?
Matyas Ferreyra : L'idée est venue à moitié avec l'envie de parler de la façon dont la famille peut être un endroit dangereux pour grandir. J'ai donc pensé que c'était une bonne définition de l'enfance pour moi.
Cela m'a automatiquement amené à penser à ma propre enfance et à réaliser des recherches avant d'écrire le scénario. J'ai fait un exercice de mémoire par écrit, puis j'ai approché ma propre famille et je leur ai parlé de certains souvenirs. J'ai enregistré tous ces entretiens avec eux : des conversations entre copains et des discussions familiales.
J'ai utilisé tout ce matériel ainsi que mes propres souvenirs écrits pour commencer à écrire. Au début, je n'avais pas beaucoup de forme, il s'agissait seulement de scènes. Puis cela s'est transformé en une sorte d'intrigue qui a muté.
Entre temps, je suis allé à San Antonio de los Baños à Cuba, avec une bourse pour participer à un atelier d'écriture de scénario sur les structures dramatiques. C'est là que le processus d'écriture du scénario a formellement commencé.
Je ne voulais pas exposer quelque chose qui était enraciné dans une expérience plus réelle avec ma famille mais travailler ce matériel initial pour construire quelque chose d'autre. C'est pourquoi j'ai toujours pensé que c'était de la fiction. J'aime l'idée du cinéma comme un jeu de représentation. J'aime aussi cette idée du grand mensonge mais aussi la confrontation avec la mémoire de l'enfance. Ceci conduit à se confronter à l'déalisation de la famille.
C. L. : J'aime beaucoup l'idée du grand mensonge parce qu'en photographie, quand on fait des photos de famille, on construit une image qui n'existe pas, celle d'une famille idéalisée.
M. F. : C'est amusant ce que vous dites, parce que pour moi, les souvenirs de ma famille étaient une fiction en soi. Ce n'est pas quelque chose qui a existé tel quel : lorsque j'écrivais ces souvenirs, je construisais également une sorte de mensonge à propos de ce passé. Et j'aimais l'idée de construire un film à partir de cet endroit, de la possibilité de mentir à ce sujet, qui en réalité n'est rien d'autre que l'expérience d'une personne.
Tout le film est construit de telle sorte que la famille devient une construction quelque peu fictive. J'ai travaillé sur le concept du parent inconnu, cette idée que nous avons d'une personne à côté de nous que nous voulons connaître, qui en réalité est une personne occupant un rôle, et puis à un moment donné, pour une raison étrange, quelque chose, un geste ou une action révèle d'elle le contraire de son rôle affiché : elle n'est plus comme nous le pensions. Ce jeu, même s'il s'agit d'une fiction, entre ce qui est et ce qui n'est pas, m'intéresse beaucoup dans le film.
C. L. : Votre huis clos familial intimiste n'en cache pas moins un hors champ social précis.
M. F. : En se concentrant ainsi sur une histoire très intimiste, on peut voir d'autres choses,. Cela fait partie du regard de la nouvelle génération née dans les années 1990 à laquelle j'appartiens. Cette génération a grandi sans la possibilité d'imaginer de nouveaux horizons, où l'idéal de la famille, la stabilité, une maison, un projet commun, n'existent plus, au moins en Argentine. Il s'agissait alors de commencer à se concentrer sur ce qui se passe dans l'immédiat, d'utiliser les ressources pour faire face à cette impossibilité de penser l'avenir, qui oblige à regarder ici et autour de soi.
Le choix du titre était un peu désinvolte, parce que je racontais le film avant qu'il n'ait un nom, et soudain je me suis entendu dire que dans la maison il y a un enfant avec deux chiens, mais l'un des chiens essaie de commencer à rassembler les deux. Je pense qu'une maison avec deux chiens est une maison qui est peut être saine, dans le sens où ces chiens peuvent y vivre avec la famille, mais en même temps, que se passe-t-il si ces chiens ne font soudain plus tout à fait partie de cette maison ? À mon époque, lorsque j'étais enfant, il était très courant, en raison de la crise, de commencer à réduire les dépenses des ménages, et l'une de ces réductions concernait la vie du chien : si nous ne pouvions plus le nourrir, il fallait le mettre à la rue, et j'ai le souvenir de nombreux parents qui transportaient leur chien dans la voiture. Le chien était ainsi conduit hors de la ville et abandonné, sans que les enfants le sachent, pour qu'ils ne se sentent pas mal... Tout à coup, cette idée de la maison avec deux chiens a fait sens. Il me semble que derrière cette symétrie, dans une période particulière, se cachait un passé, un fond un peu sinistre, qu'on découvre en voyant le film. J'aime qu'on découvre la signification du titre après avoir vu le film.
C. L. : Comment s'est déroulé le tournage avec les enfants ?
M. F. : Il y a eu quatre semaines de tournage très intenses avec un rythme adapté au travail avec les enfants. La priorité a donc toujours été de respecter leur temps, leur espace, de leur offrir des pauses s'ils étaient fatigués, et toute la structure de production a été conçue dans cet esprit, même la mise en scène, l'installation de la caméra, pour pouvoir travailler sans trop de repères. Nous avons ainsi intégré leur imaginaire, leur proposition de décor, leur interprétation. Le directeur de casting était également la personne qui a dirigé les enfants. Elle a été fondamentale dans le tournage, car elle a pu générer un espace de contention que je ne pouvais pas offrir, parce que j'avais beaucoup de choses à faire.
Dans le cadre de ce travail avec elle, nous avons beaucoup anticipé un mois avant le tournage. Nous étions dans la maison où nous avons tourné, répétant tous les jours. Les enfants, lorsqu'ils sont arrivés pour le tournage, vivaient ainsi déjà dans les maisons.

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C. L. : Tourner à une époque antérieur était-il difficile pour les enfants ?
M. F. : Non, en vérité, ils se sont beaucoup amusés. J'ai eu très peur au début, parce que la première semaine allait être déterminante dans ce sens. Les enfants devaient comprendre comment cela fonctionnait, pour qu'ils se sentent à l'aise et pour que le film puisse être tourné comme prévu.
Après avoir appréhendé le premier jour de tournage avec eux, le deuxième jour, j'étais déjà plus calme. Je savais que tout allait bien se passer parce que les enfants ont automatiquement compris le rythme du tournage. C'était tellement bien qu'à la fin de la première semaine, j'ai senti que je n'avais plus à m'inquiéter et que je n'avais pas besoin de dire grand-chose. Ils savaient déjà ce que nous attendions et ce qu'ils pouvaient offrir, de manière très intuitive.
C. L. : Est-ce que l'enfermement dur et long, notamment en Argentine, causé par le COVID a eu une influence sur l'écriture du scénario ?
M. F. : Lorsque nous avons tourné, je pense que oui, la présence du fantôme de la pandémie a été ressentie pendant le tournage. J'ai écrit le scénario avant la pandémie. Je pense que nous avions tellement envie de filmer et de vouloir sortir, nous rencontrer et passer du temps ensemble que je ne pense pas que ce soit quelque chose qui ait influencé le film d'une manière aussi fondamentale. Je pense que l'on peut peut-être en faire une lecture dans le film et s'y référer, mais ce n'était pas quelque chose qui était présent pendant que nous faisions le film.
C. L. : Quelle est la situation du cinéma argentin suite à la fermeture de l'INCAA ?
M. F. : Ce film et une série d'autres films qui sortent aujourd'hui sont les derniers films qui ont été tournés l'année dernière. Cela fait un an qu'il n'y a pas eu de tournage, du moins avec une initiative publique, avec des fonds de l'INCAA. Soudain, faire des films, est devenu presque une chimère impossible, une chose très complexe. Le côté positif est qu'il nous oblige à nous concentrer sur quelque chose d'autre qui n'est pas économique, qui n'est pas la reconnaissance immédiate, disons, mais à nous trouver nous-mêmes et à être capables de réfléchir par le biais du cinéma à ce qui nous arrive avec les ressources dont nous disposons : je pense que cela va être notre combat principal au cours des prochaines années.
C. L. : Et en ce moment, comment voyez-vous la diffusion des films qui sont prêts ?
M. F. : Je pense que nous sommes très seuls. Par exemple, avant que l'INCAA ne soutienne la distribution des films, la distribution nationale était de la responsabilité de l'institut. Aujourd'hui, nous sommes donc obligé.es à passer par un service de distribution nationale, ce qui n'est pas très bon marché. Soudain, nous avons l'impression d'être complètement abandonné.es après avoir reçu le feu vert pour faire le film. Face à une industrie qui donne beaucoup plus d'espace à la logique de marché aux films plus importants, nous devons envisager une stratégie nationale pour présenter un film, l'accompagner et choisir précisément les salles de projection,
Pour revenir à l'idée du nouveau cinéma argentin de la crise économique du cinéma argentin de la fin des années 1990, je pense qu'il y a quelque chose qui résonne très clairement aujourd'hui avec cette absence de l'État, surtout dans la culture, mais aussi dans d'autres aspects. Je pense que le film finit par résonner avec une certaine relation toxique que nous, Argentins, avons avec la crise et son retour cyclique. Il est difficile aujourd'hui de ne pas lire le film dans ces termes car il crée soudainement un pont entre 2001 et 2025. Le film peut être intéressant comme clé pour penser la crise actuelle.
Una casa con dos perros
de Matyas Ferreyra
Fiction
98 minutes. Argentine, 2025.
Couleur
Langue originale : espagnol
Avec : Simón Boquite Bernal (Manuel), Vanina Bonelli (Nelly), Florencia Coll (Nora), Magdalena Combes (La Tati), Carla Dogliani (Raquel), Maximiliano Gallo (Héctor), Ariel Martinez (Raúl), Abigail Piñeiro (Cristina), Emilio Siber (Hernán)
Scénario : Matyas Ferreyra
Images : Nadir Medina
Montage : Sebastián Schjaer, Julieta Seco
Musique : Joaquín Sánchez
Son : Lucila Barbero, Ezequiel Brodsky, Alvaro Martin, Atilio Sanchez, Melisa Stasiak, Patricio Tosco, Juan Manuel Yeri Racig
Direction artistique : Julia Pesce
Costumes : Sol Muñoz
Casting : Soledad San Martín
Production : Inés María Barrionuevo, Sofía Castells, Martín Paolorossi, Andrea Vitali
Production exécutive : Inés María Barrionuevo, Sofía Castells, Martín Paolorossi
Sociétés de production : Gualicho Cine, Vega Cine
Distributeur (France) : Outplay