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Cédric Lépine : Pourquoi ce film a été s important pour toi à réaliser ?
Kim Torres : Je vais depuis de nombreuses années à Manzanillo, dans les Caraïbes où le court-métrage se passe, parce que mon père vivait là.
Manzanillo est une communauté assez réservée où il est difficile d'y entrer. Mon père était un pêcheur et à travers cette activité il s’est beaucoup lié avec la communauté. Il n’aimait pas manger du poisson et il donnait toujours ce qu’il pêchait autour de lui. Ainsi, il s’est formé comme un réseau d’échange. Les gens venaient toujours lui laisser des bananes et lui du poisson. La femme de mon père a travaillé là pendant environ 3, 4 ans dans ce petit magasin. Je passais beaucoup de temps à la conserverie. C’est vraiment comme ça que j’ai commencé à mieux connaître Dai et Jun.
J’ai commencé à voir des petits indices qui me donnaient accès au monde imaginaire chez Dai, comme celui du mannequinat en Chine. Petit à petit, j’ai commencé à me rapprocher d’elle. En 2021, j’ai tourné un autre court métrage à Manzanillo, Solo la Luna comprenderá, avec des jeunes filles de là-bas, autour de sujets complètement différents.
J’ai toujours eu envie de faire un court métrage ou même un long métrage avec Chunyan et Jun mais cela ne semblait pas tellement les intéresser. L’année dernière, j’ai été contactée par une chaîne de télévision chinoise parce que Solo la Luna comprenderá a été sélectionné au festival de cinéma sur l’île d'Haïnan. Puis, comme la chaîne connaissait mon travail, elle m’a contactée pour faire un court métrage autour de la relation entre la Chine et l’Amérique latine. Je me suis alors dit que c’était une chance pour faire ce film.
Au lieu de faire un documentaire classique pour la télévision, j'ai souhaité à Manzanillo explorer quelque chose d’un peu plus libre avec cette curiosité et cet amour aussi que je ressens envers pour la communauté. Pour couronner le tout, pendant le processus de tournage, le film a intégré ma famille, avec mon frère au son, ma petite sœur de 15 ans à la direction artistique et l’assistance à la réalisation. Ma mère a aidé dans la production et mon père a également aidé dans toute la partie de la pré-production.
Comme c’était une expérience familiale très intime, Chunyan et Jun se sentaient très à l’aise, et sont également sortis de leur zone de confort et c’était drôle. Par exemple, la scène de la moto, nous avons dû la faire très tôt parce que Jun était désolé que les voisins le voient alors que les canettes faisaient beaucoup de bruit et qu'il ne voulait pas attirer l'attention des voisins. Plus tard, quand il a vu la vidéo, il a trouvé cela très drôle.
Pour moi, la chaîne de télévision était l’excuse parfaite pour travailler avec eux et entrer un peu dans leur monde.
C. L. : Comment la coécriture du scénario avec Chunyan s'est faite ?
K. T. : Bien qu’ils m’ont accueillie très affectueusement et parce que nous avons déjà traversé beaucoup de choses ensemble, je ne voulais pas romantiser les choses non plus. De l’extérieur, je peux voir certaines choses avec une certaine évidence. Par exemple, pour moi la pulpería est comme le centre de ce village où tout le monde entre et sort plusieurs fois par jour. Beaucoup de choses se passent là-dedans. Le couple est ainsi devenu une partie essentielle de la communauté, même s'ils viennent de Chine.
Le travail d'écriture avec Chunyan était très agréable : il m’a beaucoup touché et s'est imprimé dans son quotidien qu'elle seule pouvait percevoir et mettre en lumière, comme cette manière d’ouvrir la porte, laisser entrer l’odeur. Mon regard arrive jusqu’à un certain point et devient comme une collaboration autour d'un récit de sa propre vie.
C. L. : Comment l'utilisation du Noir & Blanc et de l'onirisme s'est-elle imposée ?
K. T. : C’est quelque chose que j’ai exploré depuis dans un autre court et aussi un peu dans mon long métrage. J’aime qu’à la fin nous percevions la réalité différemment en fonction de la couleur par exemple, comme dans le film Stalker de Tarkovsky. Le changement dans l’utilisation de la couleur génère un autre monde complètement différent. J’aime mettre en évidence l'artificialité de ce que nous voyons et de ce qui se passe, c’est-à-dire qu'il ne s'agit pas d'un document historique.
Le film ne prétend pas être autre chose que ce qu’il est, simplement une petite fantaisie où j’ai l’impression qu’il y avait quelque chose à travailler dans le documentaire. J’aime savoir qu’il y a certaines choses qui sont vraies et savoir que nous jouons avec d’autres. Nous sommes alors toutes et tous dans la confidence que c’est un mensonge, mais cela n'enlève rien à la réalité, parce qu’à la fin ils font tous une sorte de mariage. J’aime mettre en évidence l'artificialité car je sens que cela rend l'approche de la réalité plus ludique. Mon intention n’est pas de convaincre de quoi que ce soit, mais de rejoindre un peu un jeu commun.
C. L. : Peut-on voir voir ce film comme un enjeu politique de traiter l'immigration avec bienveillante contre les discours politiques xénophobes contemporains ?
K. T. : Je crois vraiment que le Costa Rica est aussi un pays très raciste et les gens qui émigrent de la Chine vivent ce genre de discrimination tout le temps. Chunyan et moi avons ainsi entendu parfois même dans la pulpería des paroles discriminatoires. Je sais que cela ne vient pas d’un mauvais endroit mais d’un manque d’éducation sur ces sujets. Ce n'était pas le sujet du court métrage, aussi les propos d'une fille se moquant de l'accent espagnol de Chunyan. Ce n’était pas pour nier cette réalité, mais pour poser d’autres mondes qui coexistent. Je crois que dans ce monde où nous vivons, tout le monde a le droit de chercher un futur où il peut grandir en sécurité, avoir des besoins, de l’amour et un avenir devant lui.
Parfois, il me semble que tout est en train de s’effondrer dans la société mais je sens qu’il y a beaucoup de résilience aussi, tout comme il faut concentrer l’énergie là aussi sur les gens qui ont survécu et qui se sont battus et continueront à se battre toujours, et j’espère que les politiciens réagiront. Le cinéma permet cette ouverture aussi.
C. L. : En tant que cinéaste après de nombreux courts de fiction, comment vois-tu cette expérience de la réalisation documentaire ?
K. T. : Je crois honnêtement que c’est ce qui m’appelle le plus en ce moment, comme si j’avais l’impression que parfois la fiction pure et dure devenait complexe en termes de financement, comme s’il était parfois plus complexe de créer un monde à partir de zéro.
Tout comme les visions que nous faisons sont nourries par la réalité, nous construisons des décors comme des lieux réels. Il y a quelque chose que j’aime dans le documentaire, c’est qu’il y a toujours quelque chose qui me surprend beaucoup et qui m’échappe des mains. Cela me donne de nouvelles idées, me sort du contrôle. Je sens que dans la fiction on cherche beaucoup trop souvent le contrôle.
Aussi dans le documentaire, quand on sort un peu du contrôle, beaucoup de choses super amusantes commencent à se passer et m’apprennent beaucoup de choses de la vie. En même temps, à partir de la réalité, vous n’avez plus besoin de convaincre personne de quoi que ce soit, la réalité est là !
C. L. : C'est un film très personnel et très indépendant où tu es à la fois responsable de la photographie et du montage et où ta famille est très impliquée. Ce contexte de réalisation fait de complicité était-il selon toi la condition nécessaire pour approcher l'intimité de tes personnages ?
K. T. : Tout d'abord, je m'occupe toujours du montage et de la mise en scène ainsi que de l'écriture du scénario, mais la photographie était vraiment un défi. Je crois que dans les circonstances de ce court métrage c’était la seule façon que je pouvais opérer.
Pour le contexte du tournage et aussi pour la proximité avec Jun et Dai, le fait que c’était ma famille qui était là les faisait se sentir vraiment à l’aise, parce que ce sont des personnes réservées. Les membres de ma famille ont plus fait ce film avec moi par amour que par le plaisir de la réalisation du court métrage lui-même. Peu à peu, ils y ont pris goût, alors qu'il s'agissait d'une chose nouvelle pour eux. J'aimerais à l’avenir éventuellement faire quelque chose de plus avec eux.
Soñé con un paisaje
de Kim Torres
Documentaire
13 minutes. Costa Rica, Chine, 2025.
Noir & Blanc
Langue originale : espagnol
Avec : Chunyan Feng, Jun Wen Feng, Marino Lumbiz
Scénario : Kim Torres, Chunyan Feng
Images : Kim Torres
Montage : Kim Torres
Musique : Mitzi Licona
Design sonore : Nayuribe Montero Jiménez
Direction artistique : Chanel Lemire
Production : Kim Torres, Martha Chinchilla