Billet de blog 16 juin 2023

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Brenda Taubin, réalisatrice du film "Telma, el cine y el soldado"

Le film argentin "Telma, el cine y el soldado" réalisé par Brenda Taubin était programmé en section découvertes documentaire lors de la 35e édition du Festival Cinélatino, Rencontres de Toulouse du 25 mars au 2 avril 2023.

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Cédric Lépine : Comment as-tu rencontré Telma et comment la décision de l'inviter à tourner dans ton film s'est faite ?

Brenda Taubin : J'ai participé à un programme de cinéma solidaire qui consiste à offrir des séances de cinéma aux personnes du quartier contre le don de leur part d'une bouteille de lait. Ma mère est assistante sociale de ce quartier et m'a parlé de ce programme de cinéma que j'ai alors intégré en proposant des échanges avec le public à la fin des projections. Tout le monde ne restait pas forcément à la fin à l'exception de Telma qui avait beaucoup de choses à dire. Elle avait toujours des plaisanteries à faire. J'ai ainsi vu en elle un véritable personnage de film.

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Brenda Taubin © Francisco Muñoz

Ma grand-mère est également de ce quartier et je retrouvais en Telma plusieurs traits de sa personnalité. J'aimais bien l'idée qu'après toutes ces années où Telma était spectatrice de mes interventions, elle allait à présent devenir la protagoniste de mon film. J'apparais dans le film parce que je voulais aussi montrer comment se faisait le film à l'image alors qu'il s'agissait d'une expérience nouvelle pour nous deux.

Ensuite, lorsque nous avons commencé nos recherches du soldat, cela lui coûtait beaucoup, c'est pourquoi mon personnage est apparu pou prendre le relais. De même, j'étais en parfaite émotion avec ce qui se passait, mes réactions ne sont donc pas feintes.

C. L. : As-tu senti que ta présence en tant que professionnelle et actrice était importante pour Telma dans le film ?

B. T. : Si ce n'est pas moi, d'autres personnes faisait réagir Telma qui n'était pas actrice. Il fallait que tout puisse apparaître de manière naturelle comme les séquences de repas. Au fur et à mesure, toutes les personnes se sont habituées aux caméras et le tournage n'en fut que plus naturel tout comme les comportements des protagonistes.

C. L. : As-tu imaginé ton film comme un moyen cathartique pour les protagonistes de sortir d'eux-mêmes et s'exprimer, à l'instar de la relation entre Telma et sa fille ?

B. T. : J'aimais en effet beaucoup la relation entre la mère et sa fille. On sent qu'il y a entre elles toute une histoire de conflits à résoudre. Chacune agit en fonction de ce qu'elle pense être le meilleur pour l'autre alors que ce n'est pas forcément le cas. Elles agissent toujours en fonction de l'amour éprouvé l'une pour l'autre même si elles se trompent. J'aime bien quand elle dit que sa mère est un camion que rien n'arrête quand elle a décidé quelque chose. Elles sont très proches entre elles.

C. L. : Les scènes de repas sont particulièrement nombreuses : peux-tu expliquer leur place dans le film ?

B. T. : Les scènes de repas sont intéressantes car elles répondent à des gestes précis où chacun joue naturellement en oubliant aisément la caméra. Je souhaitais également faire un contrepoint avec le contexte de la guerre où les soldats mourraient de faim. C'était aussi une manière de mettre en scène le plaisir décomplexé de manger, de faire la fête et de se retrouver entre ami.es.

C. L. : Que représente pour toi la guerre des Malouines que tu évoques alors qu'elle s'est déroulée avant ta naissance ?

B. T. : Je n'ai pas de proches ni de membres de ma famille qui a participé à cette guerre. En revanche, j'ai abordé cette guerre selon le principe qu'elle constitue une blessure nationale. Lorsque j'ai découvert cette carte de correspondance avec le soldat, j'ai commencé à rencontrer de nombreux anciens combattants pour recueillir leur témoignage et dès lors tout un monde s'est ouvert à moi. Je savais que de nombreuses personnes écrivaient des cartes à des soldats inconnus. C'est particulièrement fort de voir les émotions qui se sont partagées à ce moment-là dans cette correspondance épistolaire. L'un des soldats m'a parlé du traumatisme post-guerre et la manière dont le son faisait apparaître des images.

C. L. : La représentation du soldat évolue du fantasme du héros à un être plus vulnérable victime à sa manière des décisions de la dictature militaire qui l'a entraîné dans cette guerre.

B. T. : En effet, le film commence de manière très ludique avec des personnes âgées qui recherchent des aventures mais à travers la guerre apparaît la mémoire de toute une époque en Argentine avec l'obscurité des années de la dictature. Les archives que nous avons choisis ont servi de contrepoint par rapport à la comédie initiale du film. L'ironie arrive entre la propagande des images d'archives qui sous-entend que les soldats seront bien traités et mangeront à leur faim alors que c'est tout le contraire qui s'est passé. Dans la recherche d'archives je voulais montrer le ridicule des messages diffusés par le pouvoir.

Illustration 2
Telma, el cine y el soldado de Brenda Taubin © DR

C. L. : Ton film permet la rencontre d'individus de classes sociales distinctes. Ainsi, l'arrivée de Telma et ses amies sur le terrain de golfe est présentée comme une invasion ou une conquête. Souhaitais-tu parler des divisions des classes sociales en Argentine ?

B. T. : Il est rare qu'un soldat appartienne à une classe sociale aisée. D'ailleurs, le soldat n'a qu'une petite maison sur le country. Je trouvais intéressant que la rencontre se fasse sur un terrain de golfe associé habituellement à une classe aisée. Il n'y avait cependant pas entre le soldat et Telma de distance sociale.

C. L. : Peux-tu parler de ton choix d'utiliser différents genres de narration, entre la romance, l'enquête et la comédie ?

B. T. : J'aime beaucoup utiliser les genres et le choc que cela génère entre des mondes différents. Avec les cartes, on imagine aisément un homme galant mais en fait il ne se rappelle même plus de ces cartes. On finit par déromantiser ce personnage parce qu'il est réel.

C. L. : Souhaitais-tu également représenter une classe d'âge peu visible dans la majorité des films diffusés afin de défendre leurs droits aux rêves et aux aventures ?

B. T. : En effet, il était important pour moi de donner une vraie place à ces protagonistes. En outre, la plupart des films que nous voyions ensemble ne les représentaient jamais. Nous avons souhaité utiliser toutes les ressources du cinéma pour leur montrer comment le cinéma fonctionnait, c'est pourquoi nous avons utilisé le fond vert.

C. L. : Est-ce que les films qu'ont vus les protagonistes les ont inspirées pour faire leur propre film ?

B. T. : Les films étaient très nombreux et ce qu'elles désiraient, c'étaient des enquêtes policières. Un film en particulier les a inspirées : Esperando la carroza (1985) réalisé par Alejandro Doria).

C. L. : Cette manière ludique de parler de sujets profonds dans un film se retrouve également dans le cinéma de Maite Alberdi : est-ce que son cinéma t'a inspirée pour faire ce film ?

B. T. : Nous avons comme points communs d'être des réalisatrices latino-américaines intéressées par des personnes lumineuses et drôles, capables de se confronter à la mort. J'avais déjà commencé mon tournage lorsque j'ai découvert El Agente topo (2021) de Maite Alberdi qui s'est retrouvé aux Oscars et qui m'a beaucoup encouragée à continuer dans cette tonalité du film.

Il y a également un film espagnol qui s'appelle Muchos hijos, un mono y un castillo (2017) de Gustavo Salmerón que j'ai vu après le tournage et qui m'a inspirée. C'était encourageant de ne pas se sentir seule sur ce type de film.

C. L. : Quelles ont été les consignes que tu as données à la directrice de la photographie, Aylén Lopez, pour construire une image si lumineuse ?

B. T. : Sur le tournage, nous étions en effet une majorité de femmes. Aylén Lopez aimait travailler avec des angles, des choses ouvertes, des images très lumineuses. La directrice artistique Noelia Volpe a choisi les objets à filmer en fonction de leurs couleurs vives. De même, la salle de cinéma offrait ces couleurs et c'est à partir de celles-ci que nous avons continué à développer notre gamme chromatique propre à générer aussi le ton de la comédie.

C. L. : Dans la tonalité du film, ses couleurs, son humour, peut-on aussi voir un autoportrait de ton monde ?

B. T. : Oui, en effet, surtout que j'aime beaucoup rire et pleurer. Une amie qui vit loin de moi m'a d'ailleurs dit en voyant le film que c'était une expérience qui lui a permis de se sentir proche de moi. J'aime beaucoup ce mélange de sensations dans le film.

Telma, el cine y el soldado
de Brenda Taubin
Documentaire
80 minutes. Argentine, Allemagne, 2022.
Couleur
Langue originale : espagnol

Scénario : Mariano Pozzi, Brenda Taubin
Images : Aylén Lopez
Montage : Karina Expósito
Musique : Francisco Seoane
Assistant réalisateur : Mariano Pozzi
Direction artistique : Noelia Volpe
Production : Carolina M. Fernández, Jorge Leandro Colás (Salamanca Cine)

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