Billet de blog 17 mars 2025

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Christopher Murray, réalisateur du film "Brujería"

Après une première diffusion du film en 2023 au festival de Sundance aux USA puis au festival Cinélatino de Toulouse en compétition, "Brujería" le troisième long métrage de Christopher Murray est en exploitation nationale en France depuis le 12 mars 2024. Le film est présenté au sein de la 8e édition du festival Regard sur le Cinéma d'Amérique latine de Marennes et de la 37e édition de Cinélatino.

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Illustration 1
Christopher Murray © DR

Cédric Lépine : Comment as-tu constitué cette équipe artistique talentueuse pour faire ce film avec notamment la cheffe opératrice María Secco venue du Mexique pour le tournage sur l'île de Chiloé ainsi que le compositeur mexicain Leonardo Heiblum ?
Christopher Murray :
Cette histoire inspirée de faits réels offrait de nombreux défis esthétiques et narratifs, pour un film en costumes dont l'image devait refléter une singularité. Je sentais que la société de production Fabula était tout à fait appropriée pour développer ce film à divers niveaux. Nous avons en effet pu développer une coproduction avec l'Allemagne et le Mexique. Avec ce pays, ce fut dès lors l'opportunité d'aller chercher des talents artistiques exceptionnels. J'ai découvert en María Secco une directrice de photographie d'une grande sensibilité autant dans sa manière de construire une image que dans son être même.

Ensuite j'ai rencontré le compositeur Leonardo Heiblum dont j'ai aimé sa manière d'aborder la texture des espaces puisqu'il crée des musiques moins mélodiques qu'atmosphériques. J'ai rencontré également la monteuse Paloma López. C'était très inspirant pour moi de m'entourer de talents nouveaux qui ont beaucoup apporté au projet.

C. L. : Est-ce que cette lutte historique des femmes sur cette île peut être aussi le reflet des luttes féministes dans les mouvements sociaux chiliens de 2019 ?
C. M. :
L'écriture du film a commencé avant 2019 parce que je tiens cette histoire de ma grand-mère originaire de Chiloé. Il était question de la persécution de personnes considérées comme sorciers-sorcières dans le sud du Chili. Ce sujet me paraissait fascinant parce qu'il reflétait la violence de la colonisation de l'État central vis-à-vis de l'île de Chiloé, possédant sa propre organisation sociale reposant sur la sorcellerie. Le choc des cosmovisions sur un même territoire me paraissait très intéressant pour aborder différents sujets. La lecture du film permettait d'être aussi contemporaine avec le choc subi par des peuples caractérisés par des manières distinctes d'appréhender leur propre environnement face à un État moderne oppresseur.

Bien sûr le terme sorcellerie possède également une signification éminemment politique puisqu'il rappelle un système de discrimination et de marginalisation de certaines pratiques culturelles. J'aimais bien l'idée que le film puisse défendre avec ce terme un acte de résistance et de défense territoriale tout en incluant une forme de transformation.

Je n'ai pas cherché à représenter une perspective féministe alors que ma position de réalisateur pouvait être suspecte d'appropriation. Je souhaitais en revanche proposer une relecture de la sorcellerie dans une perspective politique de la rébellion incluant une réflexion territoriale.

C. L. : Pourquoi avoir choisi de mettre en valeur le point de vue d'une jeune femme ?
C. M. :
J'aimais bien l'idée que le personnage puisse vivre une initiation et un développement personnel dans une réalité sociale où la sorcellerie repose sur un système patriarcal avec un Roi. J'aimais bien l'idée que ce personnage puisse également rompre avec cette organisation territoriale ancestrale. Ce voyage initiatique la conduit ainsi à s'interroger sur sa propre identité dans ce lieu. Il est également possible de voir en elle une figure féminine incarnant l'île de Chiloé dans une dimension mythologique. Au début, le Rey Mateo avait davantage de place et peu à peu Rosa s'est largement développé jusqu'à incarner la force même du film.

Je souhaitais construire tout le film comme un voyage vers la justice pour le père mais au final pour elle-même. Ce cheminement est celui d'un changement de peau, un véritable voyage de transformation.

Illustration 2
Brujería de Christopher Murrayy © Bobine Films

C. L. : Tu évoques une époque, le XIXe siècle, marquée du nord au sud du continent américain par de multiples génocides. Quelle est donc cette époque de répression sauvage que représente Brujería ?
C. M. :
C'est l'époque où s'impose la construction de l'État moderne avec l'apparition de la république comme une idée selon laquelle il est nécessaire de domestiquer tout le territoire avec l'imposition d'un seul système de santé, d'éducation avec l'objet d'unifier l'identité chilienne. Cette « domestication » implique des actes violents avec une politique de colonisation et la complicité de migrants européens, le tout avec un concept de civilisation occidentale dans un monde où il existe pourtant d'autres visions du monde.

En Araucanie comme sur l'île de Chiloé, la culture développée autour de la sorcellerie comporte également des traits syncrétiques issus d'une migration issue de la république de Galice en Espagne. Cette sorcellerie est ainsi issue d'un métissage culturel utilisé comme forme de résistance. Ce qui se passe à Chiloé est donc très singulier et ne peut exactement se répéter parmi les communautés mapuche malgré l'histoire commune consistant à affronter l'État jusqu'à nos jours. La complexité plurinationale du Chili n'est à l'heure actuelle toujours pas reconnue et conduit à de nombreux conflits.

C. L. : Sens-tu avec ce film l'importance de témoigner d'une vision de l'histoire méconnue, voire ignorée et méprisée par l'histoire officielle du pays ?
C. M. :
Je trouvais intéressant de pouvoir me consacrer à des moments occultés de l'histoire notamment avec ces événements peu connus et très mystérieux. Il existe des récits anthropologiques mais il n'y avait pas encore d'images. Je souhaitais ainsi ouvrir un portail vers l'histoire du Chili. Cependant, je dois avouer que ma première motivation est la représentation d'un territoire, l'île de Chiloé, où sa réalité présente pouvait être palpable dans cette reconstitution historique. Au départ pour moi se trouvait d'abord une fascination territoriale avant que ne s'installe sa perspective historique.

C. L. : Au fil de ta filmographie, on sent la force de l'acceptation de la représentation d'une cosmovision locale comme une affirmation politique des réalités sociales, non éloignées des ambitions filmiques de Pasolini.
C. M. :
Je pense en effet que le seul regard cartésien reposant sur des faits tangibles ne permet pas de saisir la complexité de ce qui se joue localement sur un territoire donné autour de ses aspects mythiques et spirituels. Je pense que le cinéma est une barque suffisamment robuste pour oser entrer sur ces territoires plus abstraits. Je souhaitais aussi développer un regard beaucoup plus profond, qui permet une approche plus politique et sociale du conflit. J'ai toujours trouvé intéressant de poser une dimension politique à partir d'une autre vision que celle que tu appelles cartésienne des événements. Il s'agit ainsi pour moi de dépasser le réalisme brut initial sans pour autant faire du réalisme magique folklorique, afin de mettre en valeur les « lois » de ces autres manières d'appréhender le monde. Je me rends compte en effet que ces cosmovisions sont omniprésentes dans ces sociétés, à tel point qu'il est difficile de les laisser de côté quand on vit sur place.

Je trouve que le cinéma possède ce pouvoir de représenter ce qui pourrait paraître abstrait et inaccessible.

C. L. : Quelles ont été tes sources et tes investigations pour représenter cette époque et ces pratiques culturelles ?
C. M. :
D'un côté, j'ai réalisé des recherches historiques mais d'un autre côté, ce fut avant tout un travail de terrain de près de trois ans pour avoir une compréhension ethnographique, pourrions-nous dire, de la réalité locale. Au fur et à mesure de mes rencontres, j'ai pu construire aussi des personnages prenant en compte des points de vue singuliers dans le film. Habituellement, la représentation de la sorcellerie à Chiloé est mise en scène dans une perspective folklorique et touristique alors que je m'intéressais davantage à ses aspects politiques de résistance. Il était pour moi essentiel de développer mon projet filmique à partir de la réalité locale vécue qu'à partir de données informatives abstraites.

Illustration 3

Brujería

de Christopher Murray
Fiction
100 minutes. Chili, Mexique, Allemagne, 2023.
Couleur
Langues originales : espagnol, mapudungun, allemand

Avec : Valentina Véliz Caileo (Rosa Raín), Daniel Antivilo (Mateo), Sebastian Hülk (Stefan), Daniel Muñoz (Acevedo), Neddiel Muñoz Millalonco ( Aurora Quinchen), José Aburto (un soldat), Luis Araya (un soldat), Matías Bannister (Thorsten), Juan Cayupel (Esteban Carimonei), Pedro Cayupel (Oscar Nahuelquín), Margarita Cuminao (la femme qui pleure), Caupolicán Cárcamo (Sr. Carreta), Annick Durán (Agnes), Iker Echevers (Franz), Manuel Gallardo (un soldat), Juan Millalonco (Roque Quinchepane), Francisco Núñez (Juan Raín), Richar Ojeda (Pablo Cheuqueman), Manuela Oyarzún (Catalina), Yun Hernández, José Manuel Muñoz, Andrés Cárdenas, Francisco Pillancari, Theo Poehlmann, Sergio Sauvalle, Antonella Torti, Francisco Varvaro, Alonso Olivera, Jorge Oyarzo, Montserrat Venegas, Agustín de la Parra, Fernando Álvarez
Scénario : : Christopher Murray, Pablo Paredes
Images : María Secco
Montage : Paloma López
Musique : Leonardo Heiblum
1re assistante à la réalisation : María José De la Vega
2e assistante à la réalisation : Camila Rodó
3e assistant à la réalisation : Andrés Duque
Décors : Bernardita Baeza
Costumes : Tatiana Pimentel
Casting : Ulrike Müller (casting germanophone), Eduardo Paxeco
Production : Michael Weber, Nicolás Celis, Viola Fügen, Rocío Jadue, Juan de Dios Larraín, Pablo Larraín
Production exécutive : Jacqueline Jiménez, Sergio Karmy, Edward Allen, Mario Almeida, Cristóbal Güell, Paul Presburger, Andrés Clariond Rangel, Andreas Roald, Andrea Undurraga, Paulina Valencia, Dan Wechsler, Jamal Zeinal Zade
Société de production : Fabula
Sociétés de coproduction : Pimienta Films, The Match Factory
Distributeur (France) : Bobine Films

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