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Cédric Lépine : Qu'est-ce qui vous inspire de tourner sur une île ?
José Luis Torres Leiva : C'est surtout un endroit très particulier. Parce qu'à Puerto Williams, on se rend vraiment compte qu'on est au bout du monde. D'un point de vue géographique, mais aussi du point de vue de la sensation que l'on éprouve à cet endroit.
Le paysage qui vous entoure n'a plus de limites. Bien sûr, vous voyez cette mer, vous voyez que la chose la plus proche que vous puissiez voir est l'Antarctique. En être conscient permet de se rapprocher de la nature d'une manière très différente mais aussi avec soi-même. Je pense qu'en discutant avec les personnes qui vivent dans cet endroit, presque tout le monde a ressenti cela.
Personne ne naît à Puerto Williams parce qu'il n'y a pas de maternité. Il faut donc se rendre dans la ville la plus proche, Punta Arenas, la plus grande ville où il y a des hôpitaux. Ainsi, dans une partie de l'île, beaucoup de gens viennent pour une certaine période de temps de travail, par exemple. De nombreuses autres personnes viennent également chercher une réponse à de nombreuses questions personnelles. C'est comme si cet endroit isolé au bout du monde leur permettait de se retrouver. J'ai été frappé par cette particularité qui se répète souvent chez les gens et je pense que c'est aussi quelque chose que je recherchais dans le film.
Je pense donc que le film permet cela. Tout est difficile là-bas : la nourriture arrive par bateau parce qu'il fait si froid qu'on ne peut pas cultiver. Tout est donc particulier. Il y a si peu de gens qui vivent là-bas qu'ils et elles ont tous et toutes besoin, d'une certaine manière, les uns.es des autres. Même s'ils et elles ne pensent pas de la même façon, même s'ils et elles ont des modes de vie différents. Le temps est également très différent dans cet endroit. Tous ces éléments m'ont donné envie de travailler là-bas.
Je pense que le fait de tourner le film là-bas m'a également permis de m'adapter à cette sensation, comme si j'y étais déjà allé, il y a quelques années. Chaque fois que je revenais de cet endroit, j'avais toujours envie d'y faire quelque chose. C'est pourquoi je suis revenu. Ce chemin est comme une retraite dans ce monde. Le chemin consiste à se retirer du monde pour se confronter à soi-même, à toucher la terre, tout cela, l'environnement naturel.
C. L. : Votre film est aussi une fiction naturelle où des personnes réelles partagent leurs propres histoires. Quelle est votre conception de la réalisation d'un film ?
J. L. T. L. : Il y a beaucoup d'histoires qui sont réelles comme en témoigne l'histoire de la jeune femme dans la voiture. Au début, l'idée était de travailler avec la population locale. Ne pas travailler avec des acteurs et actrices, mais seulement avec María Alché, qui est arrivée comme si elle n'était pas à sa place. Principalement parce que je pense que l'évidence d'être là est très différente de l'interprétation.
Je m'intéressais aux personnes qui habitaient le lieu, qui avaient leur propre expérience et qui racontaient une partie de leur vie dans ce lieu. C'est donc en cherchant des personnes que nous avons découvert ces particularités. Et le thème du mystère de la mort a beaucoup été abordé.
C'est également très présent dans le mystère de ce lieu. Il est très lié à la nature très particulière, en raison du climat, parce que les animaux sont également très libres. Je pense que cela permet aussi l'introspection. Si vous traversez un moment de deuil, c'est aussi très spécial. Ce n'est pas seulement une connexion avec la nature, mais aussi une connexion avec les gens.
Il s'est passé quelque chose de similaire pour toute l'équipe. Même avec Maria, nous en avons parlé, nous avons réfléchi à la façon dont elle pourrait jouer. Grâce au film, elle a eu cette volonté d'écouter. La plupart des scènes ont été filmées une seule fois, avec deux caméras, pour ne pas perdre la spontanéité du moment. Au début, c'était un peu effrayant pour María, puis elle s'est habituée à cette méthode.
Je pense qu'une partie du deuil a beaucoup à voir avec cela. Ce que fait María dans le film, c'est écouter les autres. Les histoires des autres. Comme si cette écoute provoquait quelque chose chez les gens. Je pense que lorsque vous vivez cette expérience, vous en gardez le souvenir pour le reste de votre vie et ainsi tout ce qui peut vous rappeler ce deuil, avec peut-être un point de vue différent avec le temps. Pas d'un endroit aussi douloureux, mais d'un endroit qui fait aussi partie de votre vie, comme un enseignement et je pense que pour moi, c'était fondamental.
C'était un film très spontané : les choses qui se passaient, se déroulaient vraiment devant la caméra. La transformation du film était aussi une surprise pour toute l'équipe ainsi que pour María. La question était de savoir comment partager cette sensation avec le public du film.
J'ai vécu deux deuils durant la réalisation du film et pour moi, le fait de présenter le film à présent implique également une partie de ce processus. Je ne pensais pas qu'un film pouvait faire partie de mon deuil. Je pense que c'est ce qui m'a le plus appris. Lorsque j'ai présenté le film dans différents endroits, beaucoup de gens m'ont approché comme par exemple, au Chili, lors d'une projection dans le cadre d'un festival où une dame de 80 ans m'a dit que le film lui rappelait sa mère, morte il y a 150 ans.

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C. L. : Dans le film, il y a un cinéaste mais ce n'est pas vous : pourquoi ?
J. L. T. L. : Parce que cela parle de ma complicité avec le cinéaste Ignacio Agüero. Le film était comme un hommage à lui aussi, dans sa façon d'approcher et de converser avec les gens. J'ai choisi María parce qu'elle est actrice mais aussi réalisatrice. En fait, cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas joué. Elle appréhendait ainsi de rejouer mais nous avons pu compter sur la complicité entre nous.
Après chaque journée de tournage, nous nous réunissions avec toute l'équipe et nous parlions par exemple de quelque chose de nouveau qui s'était produit ce jour-là. Ceci nous permettait d'envisager la façon de poursuivre le film. La mise en scène était ainsi très collective pour la même raison dans ce processus. C'était vraiment agréable de travailler de cette façon et de le partager avec l'équipe.
C. L. : Le titre évoque une approche poétique de la vie et fait donc de la poésie même la référence du film au-delà du cadre étroit des cases fiction et documentaire.
J. L. T. L. : C'est une opportunité, dans l'industrie cinématographique, d'avoir cette forêt de poésie, cette liberté si essentielle dans l'expression. Je pense que la fiction et le documentaire se nourrissent l'une l'autre. J'ai commencé par réaliser des documentaires, pour ainsi dire, sous la forme de l'observation : c'était du pur documentaire, très utile pour m'apprendre à observer.
Je pense qu'il y a toujours quelque chose de documentaire dans la fiction. On le trouve en effet dans le fait d'enregistrer une personne autant que dans une mise en scène. Dans le film, il y a une actrice mais il y a beaucoup d'elle aussi. Pour elle, le film était aussi un processus, comme une vie. Petit à petit, le film s'est fait devant la caméra avec beaucoup de liberté. Je pense que l'on peut s'adapter à la réalité. Il me semble que le cinéma a ce potentiel. En tant que spectateur, on ne se pose pas la question de savoir si c'est un documentaire : on regarde une fiction.
Les premiers films de Pedro Costa ont cette combinaison avec des gens. Je pense que pour moi, ce qui est important c'est de partager cette expérience en créant le film avec une équipe technique et artistique autant qu'avec les personnes sur place.

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Cuando las nubes esconden la sombra
de José Luis Torres Leiva
Fiction
71 minutes. Chili, 2024.
Couleur
Langue originale : espagnol
Avec : María Alché
Scénario : José Luis Torres Leiva, Alejandra Moffat
Images : Cristián Soto
Montage : Andrea Chignoli, José Luis Torres Leiva
Musique : Diego Noguera
Son : Julian Fernandez Arizzi, Lucas Meyer, Nahuel Palenque, Francisco Rizzi, Claudio Vargas
Production : Catalina Vergara
Société de production : Globo Rojo Films