 
    Cédric Lépine : Comment en es-tu venue à faire du cinéma d'animation ?
Ingrid Castellanos : L'animation était le moyen qui m'offrait le plus de liberté pour ce que je voulais faire. En l'occurrence, pour raconter mon histoire de berger des nuages, l'animation était le plus approprié, offrant la liberté créatrice d'imaginer tout ce que l'on veut.
C. L. : C'est à Cuba que tu as réalisé ce court métrage ?
I. C. : Ce court métrage est issu des hasards de la vie. J'ai étudié le journalisme et ensuite j'ai travaillé pour une organisation qui s'occupe du jeune art cubain. Je me suis présentée à un concours de scénarios pour jeunes réalisateurs parce que je voulais suivre un atelier mené par un professeur émérite de scénario. J'ai donc présenté le scénario d'El Pastor de nubes et j'ai remporté le concours, ce qui m'a permis de réaliser le court métrage d'animation grâce à l'ICAIC. 
C. L. : Ce court est donc ta première expérience de cinéma ?
I. C. : Non. En vérité, le journalisme à Cuba n'est pas rémunérateur. À la même université, j'ai appris à réaliser des documentaires et des fictions. J'ai travaillé comme assistante de réalisation, productrice, chef opératrice et j'ai même été actrice : je suis ainsi passéé par quasiment tous les rôles de la production d'un film. Je me suis finalement rendu compte qu'à Cuba on pouvait davantage faire de choses dans le cinéma que dans le journalisme. Ce que j'aurais pu dire en tant que journaliste dans un journal écrit ou à la télévision, je pouvais ainsi le dire à travers le cinéma de manière certes un peu moins explicite mais qui restait possible. Pour moi, le cinéma est devenu le média à Cuba qui jouissait de la plus grande liberté d'expression et c'est pourquoi je m'y suis pleinement consacrée.
C. L. : Cette expérience de cinéma t'a-t-elle convaincue de poursuivre dans l'animation, le documentaire, en court ou long métrage ?
I. C. : Je ne pense pas en termes de genre ou de format. J'ai des projets de documentaire, de fiction parce qu'au final je pense que toutes ses formes sont comme des rivières qui arrivent toutes au même lieu, celui de la nécessité de s'exprimer. L'animation m'intéresse encore beaucoup mais je ne maîtrise pas encore suffisamment la technique, c'est pourquoi j'ai besoin de l'aide de toute une équipe, de ressources financières qui ne sont pas facilement accessibles. J'ai encore quelques scénarios que j'aimerais réaliser en animation.
C. L. : D'où vient cette histoire de berger des nuages ?
I. C. : Ce personnage est issu d'un de mes rêves. Au réveil, j'ai commencé à écrire une histoire autour de ce personnage: comment pouvait être sa vie, qu'est-ce qui pouvait lui arriver, etc. 
C. L. : Ton film est présenté dans la programmation de Cinélatino dans une séance destinée au jeune public. En réalisant le film, l'avais-tu envisagé pour ce public ?
I. C. : Ici, c'est la première fois que je présente le film pour le jeune public. Auparavant, j'ai présenté le film à un atelier international de la critique à Cuba, ainsi que dans la programmation cubaine du festival de La Havane et du festival de Viña del Mar où à chaque fois, le public était adulte. Avec le jeune public, la projection s'est bien déroulée et au final il est intéressant de constater que leurs questions étaient les mêmes que celles des adultes, qu'il s'agisse du public, de moi-même lorsque j'imagine mon histoire ou encore de mon producteur. On trouvait ainsi ce type de questions : "pourquoi le berger garde des nuages ? pourquoi le berger a peur ?" Au final, l'essence est la même à concevoir un film, que le public soit jeune ou adulte. 
 
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                    C. L. : Ne sens-tu pas que faire ainsi un film d'animation avec tant d'imagination c'est une manière aussi pour toi d'aller voyager dans ta propre enfance avec le pouvoir imaginaire qui lui est propre? 
I. C. : Je n'y avais pas pensé mais maintenant que tu le dis, je sens que j'ai besoin de conserver en moins la même innocence et curiosité qu'un enfant pour pouvoir développer mon imaginaire. J'apprends beaucoup des enfants à travers leur manière d'appréhender la vie. D'un certain point de vue, je m'efforce de conserver une certaine virginité à penser et appréhender propre à l'enfance avec en outre cette aptitude à expérimenter. Quand un enfant n'a pas de barrières morales et sociales, jusqu'à un certain point je le considère comme plus libre. Et c'est ce que je tente de préserver et de maintenir au moment de créer.
C. L. : Faire un film sans paroles rend ton histoire et son sujet plus universel : quelles sont les raisons qui t'ont amenée à faire un film muet ?
I. C. : Ceci est un choix personnel pour le cinéma. À un moment donné de ma vie, je me suis rendu compte que dans certains films, les paroles, parfois, enferment l'interprétation et détruisent la magie de la liberté d'imagination du spectateur. En outre, je cherchais un cinéma qui soit capable de s'exprimer par ses seules images. Car pour moi une image sera toujours plus riche de sens qu'une parole. 
C. L. : On peut lire un message politique autour de cette figure de berger qui protège jusqu'à l'excès son troupeau et qui voit apparaître le retour de la vie d'une terre sèche lorsqu'il cède au désir de liberté.
I. C. : Oui, on peut d'autant plus voir un message politique que le personnage avec sa barbe ressemble à un leader politique cubain bien connu. La peur de ce qui a été et de ce qui sera imprègne la culture et la vie cubaines. En effet, la population a connu le pire dans le passé et elle craint de le retrouver à l'avenir. C'est pourquoi certains Cubains préfèrent rester comme ils sont. 
En ce qui concerne le message politique, je peux dire qu'au final la pureté de la Révolution dans son sens abstrait est une idée géniale, très belle et inspiratrice. Mais au moment présent pragmatique, il faut reconnaître les nombreuses erreurs commises comme le fait d'avoir enfermé toute une population qui fait que plus rien ne connaît de croissance comme dans le film.
C. L. : En effet, ton film porte un message d'espoir dans le fait qu'un violent orage peut aussi apporter la vie. C'est plutôt un message politique optimiste encourageant. 
I. C. : Cela fait partie de ma philosophie d'assumer la vie à travers ses bons et mauvais côtés puisqu'au final jamais rien ne dure. Je pense également que l'on apprend davantage des expériences les plus difficiles de la vie. Nous avons eu à Cuba la "Période spéciale" et vu de l'extérieur effectivement nous sommes devenus un laboratoire de la culture alternative sans pétrole avec avec une nouvelle agriculture non importée, localisée, beaucoup de Cubains qui se déplacent en vélo... Ces comportements ne sont pas issus d'une prise de conscience mais bien plutôt d'une nécessité, ce qui est tout à fait distinct. Ces dernières années, en littérature comme au cinéma, il y a eu à Cuba comme une reformulation de ce que signifie être Cubain, nos valeurs, jusqu'où nous sommes disposés à continuer à lutter pour le monde passé que nous chérissions. Au final, dans cette quête, nous avons pu obtenir des choses que nous n'aurions jamais pu atteindre dans une période plus calme. 
 
    C. L. : Comment se sont déroulées les étapes de la naissance de l'animation ?
I. C. : En commençant le projet je n'avais pas du tout conscience de la difficulté de réaliser un film. Ainsi, pour le scénario comme pour la réalisation en général, il est nécessaire de tout penser : par exemple, si je mets une table dans l'histoire, il faut que j'imagine sa forme, sa couleur, le nombre de pieds, etc. Alors que dans la fiction il suffit de filmer ce qui est devant la caméra, dans l'animation il faut imaginer chaque détail. De même pour les personnages, il faut imaginer comment ils parlent, quelle est leur démarche, etc. Ceci donne un regard sur l'ensemble de la réalisation et confère une certaine domination. L'enjeu de penser à tous les détails se fait au profit du réalisme de l'ensemble. Mais en même temps, comme je ne maîtrise par le dessin, je devais aussi dépendre d'une équipe qualifiée dans ce domaine à laquelle je devais être suffisamment explicite pour faire comprendre les images que j'avais en tête. Ce fut une belle expérience car j'ai fait la connaissance de personnes très talentueuses. Si j'avais un peu la capacité d'imaginer en images, je ne savais pas imaginer le film du côté de l'univers sonore. Nous avons ainsi passé beaucoup de temps avant que je ne rencontre la musique à travers des instruments spécifiques qui me convenaient. Ainsi, pour représenter le berger, les percussions permettaient un vrai contraste avec le son de la flûte. De même, les percussions sont propres à la cubanité, ce qui permettait d'offrir une signature cubaine au film. 
C. L. : As-tu travaillé avec un storyboard ?
I. C. : En animation le storyboard est indispensable, donnant à tous les règles à suivre. Pour présenter le scénario à tout le monde, nous avons passé plusieurs jours avec toute l'équipe à parler et prendre en compte les propositions de chacun. Ainsi, on m'a fait diverses propositions de dessins de berger avant que je trouve celui qui me satisfasse. Nous avons progressivement avancé en tentant quelques expérimentations et en en validant certaines. 
C. L. : Comment te situes-tu dans l'histoire de l'animation cubaine, avec ce grand moment que fut par exemple Vampires à La Havane (Juan Padrón, Ernesto Padrón, 1985) ?
I. C. : Il existe en effet une vraie spécificité du cinéma d'animation cubaine avec un trait qui reflète une manière caractéristique de ressentir la vie cubaine, son humour, etc. Depuis mon enfance, j'ai toujours été fan de l'animation cubaine. J'ai ensuite découvert qu'à côté des dessins animés pour enfants existait toute une animation pour un public plus large exigeant et passionnant. Par exemple 20 años de Bárbaro Joel Ortiz (2009), La Luna en el jardín d'Adanoe Lima et Yemelí Cruz (2012) adapté du roman Jardín de Dulce María Loynaz dont la poésie est magnifique. C'est après avoir découvert ces films que j'ai compris que je devais faire de l'animation. Les studios d'animation peuvent réaliser à la fois des films pour enfants, pour adultes, des vidéo clips, avec une réelle valeur artistique super importante pour la culture cubaine.
 
                 
             
            