Billet de blog 17 octobre 2023

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Michelle Garza Cervera pour son film "Huesera"

Sujet du film "Huesera" : Tout semblait sourire à Valeria enceinte de Raúl lorsque des craquements d'os se font entendre et sentir. Commence dès lors l'apparition d'une vérité enfuie de son propre être au monde.

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Cédric Lépine : Peux-tu parler de l'importance des racines culturelles issues des cultures préhispaniques mexicaines se mélangeant avec la mythologie des films de genre pour nourrir ton scénario personnel ?

Michelle Garza Cervera : Il y a en effet beaucoup de racines dans cette histoire mais à partir d'un point de vue personnel, cela se transforme en un regard sur la société. J'ai grandi dans une maison où il y avait beaucoup de secrets de famille puisque l'on ne parlait pas des choses compliquées. Cela vient de la tradition catholique et des dynamiques entre hommes et femmes dans un pays comme le Mexique où le rôle de la femme est extrêmement bien défini. J'ai grandi entourée d'hommes car j'ai trois frères dont le point de vue très rationnels mettait à mal vu le fait de parler de choses plus psychologiques et spirituelles.

J'ai reçu en même temps une éducation catholique par ma mère avec des règles spécifiques où il s'agissait pour une fille de rester silencieuse. En grandissant, je me suis formée aux arts et j'ai découvert le cinéma d'horreur comme un monde interdit. Je suis heureuse avec mon film d'avoir réuni tout un univers où je rends hommage aux figures féminines familiales.

La huesera est inspirée de ma grand-mère qui est partie en abandonnant son foyer. Pendant très longtemps, je n'ai pas eu accès à son histoire. Après la mort de ma mère, j'ai eu une conversation avec mon père qui a permis de lever des secrets familiaux comme l'histoire de ma grand-mère. J'ai ainsi pu comprendre beaucoup en ce qui concerne mes racines personnelles comme celles de mon pays où une identité peut se définir autour de l'oppression subie.

Il m'a été interdit de connaître ces femmes de la famille qui ont pris des décisions radicales pour sortir de leurs conditions. J'ai voulu faire un film pour rendre justice à ces figures considérées comme maudites dans une famille, tout en dialoguant avec l'imaginaire de mon pays. Cela m'a permis aussi d'évoquer la négation par le catholicisme de toute une réalité mystique, la force de l'intuition et de la nature, pour les mêmes motifs pour lesquels les sorcières sont assassinées. Je crois beaucoup en ce pouvoir intuitif qui est associé à la partie féminine de l'humanité et qui a permis de résoudre plusieurs enjeux de l'intrigue de Huesera. Je pense que ce sont ces figures féminines en puissance qui peuvent nous permettre de traverser des situations d'oppressions sociales et politiques.

C. L. : Comment s'est développé cet univers fantastique pour toi ? Seulement avec le cinéma d'horreur ?

M. G. C. : Ma mère était peintre et a développé tout un univers fantastique, ce qui m'a beaucoup marqué. Grâce à elle, mon imagination a été ainsi alimentée. Depuis mon enfance, j'avais le réflexe d'écrire et aussi de dessiner. Durant mon adolescence, j'ai eu la chance de suivre un atelier de cinéma qui fut une révélation pour moi. Je devins une fanatique du cinéma, voyant près de trente films par semaine. J'ai souhaité me dédier au cinéma quand j'ai compris sa force cathartique avec notamment la trilogie de la vengeance de Park Chan-wook initiée par Sympathy pour Mister Vengeance (2002).

J'ai vécu une telle expérience d'empathie en salles que j'étais convaincue de vouloir à mon tour me dédier au cinéma. Le cinéma de genre que j'ai développé dans mes courts métrages me permettait de témoigner d'un quotidien avec une sensibilité dont l'expression est souvent interdite afin de ne pas passer pour folle dans la réalité. Le cinéma permet de remettre en cause en toute légitimité une réalité qui n'est pas harmonieuse, à l'instar de la maternité et de la domesticité comme on peut le voir dans le film.

Illustration 1
Huesera de Michelle Garza Cervera © DR

C. L. : A-t-il été difficile pour toi en tant que femme de te consacrer au cinéma de genre et d'horreur qui est la plupart du temps le monopole des hommes ?

M. G. C. : Quand j'étais adolescente, j'appartenais à la communauté punk de ma ville et cela m'a permis de me sentir légitime pour être moi-même. Toute mon identité « d'inadaptée » était ainsi acceptée. J'ai ressenti cela lorsque je suis entrée à l'école de cinéma où mes camarades parlaient par exemple de Tarkovski et où en tant que femmes nous n'avions pas le droit de prendre part à la conversation pour partager nos avis. J'ai trouvé alors un lieu dédié au cinéma d'horreur où je me suis sentie acceptée pour partager mes opinions. Cela m'a conforté pour suivre mon propre chemin.

C'est extraordinaire le renouveau que connaît actuellement le cinéma de genre alors qu'il est présent depuis les origines de l'histoire de cet art. Pour moi les meilleurs films sont des films d'horreur et en les étudiant, j'ai pu en comprendre les mécanismes profonds.

Pour réaliser ce film, j'ai dû sortir de certains cercles professionnels dont les membres représentaient un pouvoir oppressif. Finalement, les personnes qui se sont réunies sur Huesera forment un groupe de « misfits » inadaptés et mal vues du reste de la communauté professionnelle. Cela nous a donné une force d'être ensemble pour faire ce film. Je me sentais ainsi à l'aise pour oser jouer avec les codes du cinéma et expérimenter de nouvelles formes créatives de narration. C'est une rencontre avec l'étrange qui devient possible en groupe solidaire. Ce monstre me permet dès lors de témoigner de la manière dont j'habite le monde.

Pour accéder aux mondes alternatifs, nous devons passer par un processus brutal à l'instar de la protagoniste, pour rencontrer des êtres qui nous paraîtront moins hostiles parce que la peur générée à leur égard aura disparu. Pour moi, il s'agit là d'un processus d'émancipation. Le monde patriarcal nous oblige à taire nos sensations personnelles et spirituelles.

C. L. : Comment as-tu imaginé un film d'horreur qui effraie avant tout à partir de la construction sonore alors que le sang est presque absent du film ?

M. G. C. : Ce que j'aime le plus de l'horreur au cinéma est celui qui se construit à partir des choix de la caméra et de la construction sonore. Mes références à cet égard sont les films de Polanski, Pique-nique à Hanging Rock (Picnic at Hanging Rock, 1975) de Peter Weir. Ces films ont pour point commun de développer une atmosphère constante où le mal semble planer. Cette sensation d'inquiétude qui s'inscrit peu à peu dans le quotidien m'intéresse le plus. J'aime les films d'horreur sanglants mais je sais que ce n'est pas mon univers. La narration dans Huesera se construit à partir d'une anxiété physique. Le grotesque des films de slasher n'est pas nécessaire pour construire ce que je veux exprimer. J'aime rencontrer des mécanismes qui génèrent des réactions physiques auprès des spectateurs et spectatrices. Je pense qu'un son associé à un déplacement d'os entraîne une réaction physique immédiate.
La construction sonore est ce que j'aime le plus au cinéma. Je n'aime pas les effets qui viendraient d'un autre monde que celui issu du personnage. L'espace domestique de la protagoniste est officiellement harmonieux mais la construction sonore vient distordre sa réalité intérieure. J'aime aussi relever le défi de faire peur aux personnes les moins sensibles pour qu'elles se laissent prendre par cette sensation.
Je me place beaucoup à la place du personnage principal pour construire ses sensations.

C. L. : Finalement, cette peur angoissante des os qui craquent renvoie à la première expérience d'un être humain découvrant le monde où, en sortant de sa mère, le bébé doit être entouré de sons inédits d'os qui craquent. Cette mise en scène de l'horreur dans Huesera aurait-elle pour but de nous connecter à cette première expérience forte de notre inscription au monde ?

M. G. C. : Je n'y avais pas pensé mais cela peut faire sens. En effet, la transformation du corps durant la grossesse correspond aussi parallèlement à la naissance qui va changer la vie, dans un processus d'expulsion violente d'un monde pour un autre. Il est difficile d'imaginer le personnage de Valeria en dehors de son espace domestique. Je ne savais pas jusqu'où irait Nora, quelles seraient ses alternatives. Au moment où elle quitte la maison, elle arrête d'exister. Avec ma coscénariste nous aimons offrir à nos personnages un monde où il existe une échappée où se trouve l'espoir.

C. L. : Le personnage de Valeria tente d'échapper à sa prison dorée de la domesticité par sa créativité artistique.

M. G. C. : C'est drôle parce qu'au moment où elle s'investit dans sa domesticité, la Huesera semble détruire ce qu'elle construit, ce qui me semble libérateur.

C. L. : Sur ce sujet, tu évoques l'influence des araignées de Louise Bourgeois qui à la fois donnent vie et enferment.

M. G. C. : L'araignée évoque aussi la capacité de tisser des fils pour procréer mais aussi pour dévorer. Je pense que c'est là un aspect de la maternité dont on parle trop peu. La confrontation entre deux figures féminines antagonistes au Mexique que sont la Vierge de Guadaloupe et La Llorona est une prison asphyxiante pour les femmes tandis que la justice sociale semble annihiler les personnes qui ne souhaitent pas suivre ces modèles imposés.

C. L. : Sens-tu qu'avec Huesera, même si tu ne veux pas en faire un pamphlet, une voix féministe porte le film ?

M. G. C. : Je suis féministe sans aucun doute mais aussi beaucoup d'autres choses. J'aime également Frankenstein et pour moi les meilleures œuvres de l'humanité témoignent de notre complexité en tant qu'êtres humains. Le punk et le milieu de la dissidence permettent d'élargir les regards portés sur une même réalité. Même si le féminisme occupe une grande partie de moi, je reflète aussi la complexité humaine. Je dois en tant que cinéaste restée à cette complexité autrement je risque de devenir pamphlétaire, oubliant dès lors une certaine partie de nous-mêmes. Cela reviendrait à développer une logique d'incarcération sociale à laquelle je suis fondamentalement opposée. Je ne souhaite enfermer personne dans une case. Je pense qu'il existe différentes manières de parler de ce qui est douloureux : c'est ce qui me motive dans mon travail qui a pour moi de nombreux liens avec le féminisme. Le personnage de Valeria existe dans chaque famille. Je tente d'inclure dans ma vision de l'humanité le maximum de zones grises pour échapper à la binarité, dans un cadre où le cinéma permet de créer une empathie réelle.

Illustration 2

Huesera
de Michelle Garza Cervera
Fiction
97 minutes. Mexique, Pérou, 2022.
Couleur
Langue originale : espagnol

Avec : Natalia Solián (Valeria), Alfonso Dosal (Raúl), Mayra Batalla (Octavia), Mercedes Hernández (Isabel), Sonia Couoh (Vero), Aida López (Maricarmen), Anahí Allué (Norma), Enoc Leaño (Luis), Samantha Castillo (Carolina Martha), Martha Claudia Moreno (Ursula), Pablo Guisa Koestinger (un voisin), Gabriela Velarde (Valeria, jeune)
Scénario : Michelle Garza Cervera, Abia Castillo
Images : Nur Rubio Sherwell
Montage : Adriana Martínez
Son : Omar Pareja
Costumes : Gabriela Gower
1re assistante réalisatrice : Ana Moreno Hernández
Superviseur des effets visuels : Raul Prado
Scripte : Analía Laos
Décors : Ana J. Bellido
Casting : Rocío Belmont
Production : Disruptiva Films, Machete Producciones, Maligno Gorehouse
Producteurs délégués : Edher Campos, Paulina Villavicencio
Coproductrice : Lorena Ugarteche
Producteurs exécutifs : David Bond, Eduardo Lecuona, Javier Sepulveda, Francisco Sánchez Solís
Producteurs associés : Øyvind Stiauren, Joakim Ziegler
Vendeur international : XYZ Films

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