Billet de blog 18 juin 2024

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Harry Allouche, compositeur du film "Les colons" de Felipe Gálvez

Pour accompagner la sortie récente en DVD et Blu-ray du film "Les Colons" (Los Colonos) de Felipe Gálvez, voici un entretien avec le compositeur Harry Allouche qui offre l'une des musiques les plus inspirées du cinéma latino-américain actuel.

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Harry Allouche © LP

Cédric Lépine : De quoi as-tu eu besoin pour entrer dans l'univers du film Les Colons et proposer au réalisateur une composition musicale originale ?

Harry Allouche : Tout d'abord, la rencontre s'est faite avec la coscénariste du film, Antonia Girardi, avec qui nous avons suivi un Master en Arts Politiques à Sciences Po. En parallèle, j'avais été sélectionné dans un programme à Cannes où j'ai rencontré Felipe Gálvez. Son court-métrage Rapaz, sélectionné en 2018 à la Semaine de la Critique, m'avait beaucoup interpellé.

Felipe a commencé à me parler des Selknam et de son approche unique en se plaçant du point de vue des colons. Le récit met en lumière la violence sourde et la compétitivité entre les humains à travers le racisme et le colonialisme. Cette diversité de regards sur un sujet universel avec une équipe internationale m’a attiré. J’ai également tout de suite accroché à cette idée d’interroger le Western comme genre de propagande. C'est peut-être d’ailleurs l’un des genres les plus emblématiques du film de propagande derrière le divertissement proposé. Felipe souhaitait aussi questionner le cinéma lui-même, le cinéma comme machine et symbole d’un progrès contesté aujourd’hui. Ce sont toutes ces discussions et ces éléments qui m’ont permis d’entrer dans le film et de commencer à élaborer des premières idées musicales.

C. L. : Les propositions musicales d'Ennio Morricone ont-elles nourri tes recherches ?

H. A. : J'ai commencé à faire des recherches sur le western, ses musiques, la Terre de Feu et les Selknam avant d'appréhender plus spécifiquement la musique dans les films de Sergio Leone qui propose déjà une satire du genre. En analysant la musique des films de John Ford comme The Searchers (La Prisonnière du désert, 1956) où l’orchestre sonne de façon plus classique que dans les westerns italiens, je me suis aperçu que les timbales n’étaient pas souvent présentées comme instrument soliste, c’est ce qui m’a donné l’envie de les mettre au premier plan. Felipe souhaitait présenter ces anti-héros comme des rock stars.

L’idée de subvertir délibérément certaines références à plusieurs endroits du film est venue pour accentuer l’aspect artificiel du cinéma et son potentiel à véhiculer du contenu de propagande. Comme le film déployait plusieurs atmosphères singulières avec une unité visuelle, la musique pouvait opérer ces ruptures et évoquer différentes esthétiques.

La séquence de l'arrivée en Argentine fait clairement référence au western italien avec cette touche de légèreté et d’humour qui lui est propre, ici avec une déclinaison sud-américaine. La séquence de tuerie évoque le film d'horreur, tandis que l'ouverture est peut-être plus proche du cinéma d’aventure ou d’un esprit de départ la fleur au fusil comme dans l’ouverture de Stagecoach (La Chevauchée fantastique, 1939) de John Ford.

C. L. : Plus que seulement le western, ce sont donc l'ensemble des genres au cinéma qui t'ont inspiré ?

H. A. : Oui, et c'est le film lui-même qui m'a mis sur cette piste. L'enjeu principal consistait à garder une continuité à travers le choix des instruments et des motifs utilisés. Cela passe aussi par l’utilisation de certains sons rentrés dans l’inconscient du spectacle. Le film s’ouvre par exemple avec un son de projecteur 35 mm que j’ai échantillonné pour illustrer cette réflexion sur le cinéma comme outil de construction de récits officiels.

C. L. : Quel a été ton rôle sur la chanson interprétée par la fille de Menéndez dans le film dont le lyrisme est particulièrement troublant ?

H. A. : J'ai réalisé l'arrangement de cette berceuse nord-américaine intitulée All the pretty little horses pour piano, voix et chœur de deux enfants. Comme souvent dans les folk songs, l’auteur et le compositeur demeurent inconnus. Les paroles ont été recueillies pour la première fois au début du XXe siècle. Cette adaptation dialogue avec la version chantée par Víctor Jara à la fin du film sur les images d’archives.

C. L. : Víctor Jara, présent avec la chanson qui clôt le film, a-t-il été aussi une autre source d'inspiration pour l'ensemble de la composition musicale ?

H. A. : C’est une bonne question car beaucoup de musiques de westerns empruntent à la musique traditionnelle, aux folk songs. Oui, car je me suis imprégné de la nueva canción, et parce que le thème du cheval est récurrent dans le film. Autrement l'idée consistait avec Víctor Jara de constraster avec le style musical du reste du film, de créer une sorte de somnolence violente, une première fois à travers le regard de Menéndez avec All the pretty little horses, puis avec les images d’archives. Je pense que de la part de Felipe c’est un hommage qu’il rend à Víctor Jara qui a aussi été assassiné par son propre pays lors du coup d’État de 1973. Jara permet donc peut-être d’approcher davantage encore le réalisme de ces évènements et à tisser un lien avec les chants traditionnels utilisés dans les westerns.

C. L. : Est-ce que Felipe a été précis pour les univers qu'il voulait convoquer ?

H. A. : Conceptuellement le film et la radicalité de son approche étaient déjà là et Felipe m’a tout de suite clairement partagé sa vision. Puis nous avons découvert le film et les possibilités qui s’offraient musicalement ensemble au cours du travail. Nous avons travaillé par atmosphères initialement. Pour la première séquence du début de la chevauchée où les trois personnages s'apprêtent à partir, j'aurais pu être tenté par quelque chose de plus contemplatif et lent, l’enjeu était de trouver du contraste. Lorsque j'ai commencé à m'intéresser à l'univers des Selknam à travers leurs chants ainsi qu'au rock, j'ai pu faire le lien entre eux autour de la sensation de transe que les deux invoquaient.

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Les Colons Los Colonos de Felipe Gálvez © Blaq Out

C. L. : Comme pour Menéndez, as-tu associé des musiques à d'autres personnages ?

H. A. : J’ai associé parfois des timbres à des personnages ou des situations, comme le tambour militaire pour MacLennan, les timbales et les barbelés pour les colons, ou encore la Quena pour Segundo.

C. L. : Est-ce que tu as composé sur des images préexistantes ou bien avant le tournage ?

H. A. : J'ai commencé à écrire avant le tournage l'arrangement, puis très vite après, j’ai reçu des premières séquences qui n'étaient pas encore montées pour commencer à proposer des idées. Comme le monteur était également à Paris, nous avons pu travailler étroitement ensemble, en déplaçant parfois des morceaux de musique à d'autres endroits du film. Cette manière de travailler m'a beaucoup plu car nous avons ainsi pu expérimenter beaucoup de choses avant de réaliser nos choix.

C. L. : Est-ce que tu as travaillé avec des instruments locaux du Chili ?

H. A. : Dans la séquence d'ouverture avec la citation, j’ai utilisé principalement des percussions d'origine andine. Cette musique percussive est brutalement interrompue par un appel de timbales qui symbolise les colons. Les autres instruments andins qui reviennent dans le film incluent le bombo (tambour) et la quena (flûte).

C. L. : Quelle est ta définition de la composition musicale dans la réalisation du film Les Colons ?

H. A. : Cette musique est très particulière pour moi car elle m’a permis de questionner les fonctions de la musique au cinéma. Je l’ai pensée comme un outil qui permet de naviguer entre plusieurs genres – film d’aventure, thriller politique, film d’horreur -, d’esthétiser la violence et de placer ce drame historique dans le présent de l’action. Elle joue avec les codes du spectacle, comme les trois coups de théâtre au début du film et sert l’idée de la colonisation et du cinéma comme machines à distordre la réalité.

Illustration 3

Les Colons
Los Colonos
de Felipe Gálvez
Fiction
97 minutes. Chili, Argentine, France, Taïwan, Royaume-Uni, Danemark, Suède, Allemagne, 2023.

Avec : Camilo Arancibia (Segundo), Mark Stanley (Alexander MacLennan), Benjamin Westfall (Bill), Alfredo Castro (José Menéndez), Marcelo Alonso (Vicuña), Sam Spruell (le colonel Martin), Mishell Guaña (Kiepja), Adriana Stuven (Josefina Menéndez), Mariano Llinás (Francisco Moreno), Luis Machín (Monseñor), Agustín Rittano (Capitán Ambrosio), Heinz K. Krattiger (Samuel), Emily Orueta
Sortie en salles (France) : 20 décembre 2023
Sortie France du Blu-ray/DVD : 21 mai 2024
Format : 1,50 – Couleur
Langue : espagnol - Sous-titres : français.
Éditeur : Blaq Out

Bonus :
Entretien avec Felipe Gálvez Haberle et Antonia Girardi (27’)

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