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                    Cédric Lépine : Les acteurs qui jouent dans ton film la mère et le fils (Lisandro Rodríguez et Andrea Strenitz), jouent les mêmes rôles dans le film La Paz de Santiago Loza : quel type de lien as-tu voulu établir entre les deux films ?
Dominga Sotomayor : Ce film est apparu d'une manière assez inattendue. J'ai fait connaissance avec Lisandro et Andrea en voyant La Paz lorsque j'étais membre du jury d'un festival de cinéma. J'ai beaucoup apprécié le film et je le leur ai dit. Ensuite j'ai rencontré Lisandro au festival de Biarritz en 2013 où il a vu De jueves a domingo, mon premier long métrage qui lui a plu. C'est ainsi qu'est apparue l'idée de faire quelque chose ensemble, mais nous ne savions pas encore quoi exactement. Lorsque je suis rentrée au Chili et lui en Argentine, nous nous sommes dit que nous devions contacter Andrea pour travailler tous ensemble. Il se trouve qu'Andrea fut également enthousiaste en voyant De jueves a domingo. Le défi était alors de créer un dialogue entre les deux films où la relation mère et fils devait être distincte d'un film à l'autre. Nous ne savions pas alors s'il s'agirait d'un court ou d'un long métrage. Nous avons ajouté le rôle de la copine de l'homme dont la relation était interrompue par l'arrivée de la mère. Le personnage de la mère a pris de l'ampleur au fur et à mesure du développement du scénario qui voyait se multiplier les chocs entre une mère et son fils, ainsi qu'entre les deux femmes.
C. L. : Mar et De jueves a domingo ont en commun de placer leur récit et leurs personnages durant la période des vacances : considères-tu ce moment comme le plus approprié pour rendre compte de ta sensibilité cinématographique et de la relation entre les protagonistes ?
D. S. : C'est intéressant parce que Mar, à la différence de mon précédent film, est bien moins issu de ma vie personnelle. Vu de loin, c'est vrai que les deux films ont plusieurs points en commun. Les vacances m'intéressent parce qu'elles sont comme des parenthèses dans la vie. En outre, j'ai l'impression que quitter la ville c'est comme aller au désert à la recherche de choses plus élémentaires. À cet égard, je recherche les temps morts afin de tenter de documenter les émotions les plus basiques des relations. Le temps des vacances, loin de la ville, on est censé s'éloigner du temps des crises même si les crises ne prennent pas de vacances. Ainsi, ce sont ici comme des vacances sans vacances, un espace où l'on est confronté à ses propres peurs et crises beaucoup plus directement sans le rythme de la ville. On ne peut pas échapper à cela. Dans De jueves a domingo le voyage semble très long car tout se passe comme si la crise habitait les lieux traversés. En fait, la crise se trouve au sein même des personnages qui ne parviennent plus à communiquer et prennent toujours plus de distance entre eux.
Dans Mar, les personnages sont en vacances et n'occupent qu'un seul lieu. Le grand changement apporté par le film est la relation du couple. De plus, l'atmosphère du lieu dans Mar manifeste directement l'atmosphère intérieure des personnages qui se caractérise par un état brumeux où l'on ne sait plus si l'on veut être acteur, avoir un enfant.
 
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                    C. L. : Comment s'est déroulé le processus créatif du film où chacun est intervenu pour faire évoluer le scénario ?
D. S. : Tout d'abord, j'aimerais préciser que le travail sur Mar fut totalement opposé à celui de De jueves a domingo qui était complètement écrit et où le résultat est quasiment identique au scénario initial. C'était donc un film très bien préparé en amont et heureusement car tourner avec des enfants en voiture cela aurait pu être très vite compliqué. Mar est l'exact opposé puisque j'ai écrit le scénario en une semaine, celle qui a précédé le tournage. Pour moi cela constituait une expérimentation intéressante puisque j'étais contrainte à sortir de ma zone habituelle de confort. Ainsi, en voyant les deux films, les points en communs sont nombreux : l'observation des choses anodines qui se trouvent entre deux événements importants et qui traduit un réalisme attaché au quotidien. Pour moi, il était primordial d'expérimenter les mêmes choses d'un point de vue différent. Ainsi, dans De jueves a domingo le réalisme était synthétisé dans le scénario et je n'avais plus qu'à mettre en scène la vie et à l'enregistrer. Pour Mar, le processus créatif était bien plus collectif, comme si nous étions en quelque sorte une troupe de théâtre. 
Tout a commencé avec Lisandro qui voulait commencer à tourner. Je lui ai dit que je n'avais pas encore terminé le scénario qui était encore bien maigre basé seulement sur le temps de vacances entre Lisandro et sa petite amie Vanina. Lisandro m'a envoyé un texte par SMS très poétique que j'ai inclus à son personnage en tentant d'imaginer la scène à construire. Mais en même temps, je souhaitais donner un peu de distance entre la réalité de Lisandro et celle de son personnage. Avec Manuela Martelli, nous travaillons beaucoup ensemble et je suis notamment en train de produire son premier long métrage. Ensemble sur Mar, nous avons pensé durant cinq jours la structure générale du film. Durant le tournage, nous étions en équipe réduite de huit personnes en plus des acteurs. Le travail sur le film a vraiment été très coopératif car Lisandro et Vanina ont généreusement et avec confiance offert beaucoup d'eux-mêmes et à toute l'équipe. Nous étions en train de participer à la construction de quelque chose dont nous n'avions pas encore conscience du résultat final. Ainsi, il pouvait arriver que Vanina m'avoue qu'elle ne comprenait pas son personnage et que je lui réponde « moi non plus ». Mais nous étions en train alors de le construire. En revanche, nous étions super attentif au lieu et à tout ce qui était en train de se passer. 
Ce fut donc un tournage très ouvert aux propositions et libre car nous avons autofinancé le film d'un montant total de 5000 dollars. Nous n'avions aucune pression sur nous et nous ignorions encore combien de temps allait durer le film une fois monté. C'était assez gratifiant de construire un film sans perspective. Il n'y avait plus qu'une petite équipe qui souhaitait faire du cinéma ensemble et que les choses se passent au mieux. Le tournage était ainsi très perméable à ce que nous étions en train de vivre, prenant en compte les avis de chacun de nous.
Quand nous avons pris connaissance de cet accident survenu à propos de l'éclair survenu sur la plage, nous avons cherché immédiatement à l'incorporer à la dramaturgie du film. Ceci permettait alors une nouvelle couche de lecture possible dans mon principe d'observer finement le réel et prendre ensuite de la distance pour comprendre la signification de celui-ci. Il fallait donc être attentif à la situation émotionnelle de l'homme, de la femme et quelque chose qui a à voir avec la fragilité de la vie et la mort des choses inattendues qui surgissent à un moment donné. 
C. L. : Penses-tu que cette manière de procéder permet de se rapprocher du point de vue le plus juste sur la vie, révélant la vérité de tes personnages comme de ton for intérieur dans le processus créatif du film ?
D. S. : J'ai réalisé un court métrage intitulé Isla où je refusais également de faire un film pour illustrer un scénario. Je souhaite créer des choses où la vie peut se sentir. Je pense que ces éléments de vie apparaissent dans les éléments intermédiaires. J'aime être ouverte à la possibilité du cinéma de rencontrer la vie même et qui constituerait un documentaire sur les émotions réelles. En ce sens, il y a énormément de chacun de nous dans ce film car dans ce processus collectif nous étions comme un seul corps, le corps vivant du film. J'aime beaucoup explorer les émotions des personnes à travers l'atmosphère des lieux, comme si les deux se mélangeaient. Ainsi, le personnage de Martín surnommé Mar se confond avec la mer [mar en espagnol, NDT]. C'est quelque chose d'à la fois très sensible et très intérieur. J'aime beaucoup jouer avec l'absence de limites entre l'intérieur et l'extérieur, la nature et l'humanité. Il s'agit de montrer que l'être humain est un élément d'un ensemble beucoup plus grand. Ainsi, le surgissement inopiné de l'éclair est l'expression de la crise de Martín, comme la nature est directement connectée aux êtres humains et réciproquement. 
 
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                    C. L. : Ce choix de faire naître collectivement un film, est aussi une autre manière de penser le cinéma d'auteur qui associe le processus d'un film à une seule personne, ledit auteur.
D. S. : Je crois beaucoup dans la limitation des espaces et de ce qui surgit de l'expérimentation. Ainsi, le film naît de l'expérience de vie de nous tous réunis dans ce lieu précis. Pour cette raison il s'agit d'une œuvre collective. En outre, je m'interroge beaucoup sur la notion d'autorité dans un tournage. Il est vrai que c'est moi qui mène la mise en scène mais j'aime remettre en question ce que peut être un auteur. Ainsi, parfois je suis plus réalisatrice qu'auteur et vice versa. Avec d'autres nous avons monté une société de production au Chili qui se nomme Cinestación et qui fonctionne de manière collective: c'est-à-dire que l'un produit le film qu'un autre réalise et réciproquement. Il s'agit plus d'une coopérative qu'une société de production classique. Il peut m'arriver de moi-même d'être actrice et que Manuela Martelli me dirige. J'adore mélanger les rôles car je trouve ainsi que nous nous complétons à l'instar du travail réalisé.
 
                 
             
            