Billet de blog 22 janvier 2015

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Fernando Eimbcke, pour son film Club Sándwich

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Illustration 1
© Rafaëlle Berthault

En octobre 2014, Fernando Eimbcke était venu à Paris présenter Club Sándwich, son troisième long métrage, programmé dans le cadre du festival Viva Mexico. Il est également l’auteur des longs métrages Temporada de patos (2004) et Lake Tahoe (2008). Au fil de ses films il définit une esthétique et un univers thématique personnel dont la cohérence prend toujours plus d’ampleur. Il fait parti des meilleures révélations du cinéma mexicain de ce début de XXIe siècle. Club Sándwich lui valut la Concha d’argent, autrement dit le prix du meilleur réalisateur au festival de San Sebastián en 2013.

À travers ta filmographie, tu montres une attention toute particulière pour la représentation du quotidien, ces petites choses qui retiennent l’attention et permettent de parler au mieux de tes personnages.

Fernando Eimbcke : Cette attention apparaît dès la première étape d’écriture du scénario. Il s’agit alors de penser aux types de scènes capables de créer des liens entre les personnages. Je suis pour ma part très sensible au langage cinématographique pour rendre compte de ces liens. Les personnages ne peuvent pas révéler tous leurs sentiments par la parole, cela passe donc par la représentation et la mise en scène de quelques détails du quotidien. Finalement, quel que soit le type de relation entre les membres d’une famille, dans un couple, etc., les petits détails d’une scène qui pour diverses raisons à première vue ne semblent pas importants sont les éléments dont nous allons le plus nous remémorer a posteriori. On retrouve ce principe dans les rêves qui semblent à première vue dépourvus de logique. Ces petits détails ont un aspect visuel et sensoriel très important pour moi. Cela peut paraître absurde, comme remplir un verre de coca dans Temporada de patos, se parler dans l’eau dans Club Sándwich… C’est en mettant ces scènes dans le film qui n’étaient que de simples idées dans le scénario que je me rends compte après les avoir tournées que cela fonctionne. Je pense que l’étape du tournage doit rester un moment très ouvert quant aux possibilités de création du film. C’est un peu comme faire une soupe : on rajoute des ingrédients, certains assaisonnements, jusqu’à trouver complète satisfaction. Ainsi, dans un film, j’ai sous la main ma recette écrite qu’est le scénario, mais il m’arrive de m’en éloigner un peu pour expérimenter ce qui se présente. Filmer une scène exactement comme je me l’étais préalablement imaginé est d’un ennui profond. Même si le scénario reste un matériau sûr de construction du film, il faut avoir confiance en ce que propose le présent du tournage et saisir de nouvelles idées. Parfois, certains ont du mal à imaginer le résultat d’un scénario. Mais celui-ci ne reste qu’une abstraction tant que nous n’avons pas commencé à le réaliser, à partir par exemple du choix des lieux de tournage, des acteurs, etc. Cela ne m’intéresse pas que le scénario soit bon et bien écrit : je préfère découvrir le processus créatif sur le tournage. Ensuite, arrive la salle de montage qui est aussi un grand moment de vérité sur le film. Ainsi, il m’arrive au moment du tournage d’être satisfait d’une scène pour laquelle je n’éprouve plus les mêmes émotions au montage, parce que deux scènes mises l’une après l’autre ne fonctionnent pas ensemble. La fabrication du film procède de cette alchimie.

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© CinePantera

Cette alchimie procède donc du travail de divers rôles très importants sur le tournage : les lieux, les acteurs, le travail de la chef opératrice, etc. Comment parviens-tu à mettre en place ta mise en scène dans ce contexte ?

F. E. : C’est un travail qui se construit avec chaque secteur du film. Ainsi, avec Eugenio Caballero, le directeur artistique, je n’avais pas une idée précise de ce que pouvait être la couleur de l’hôtel. Nous sommes restés huit mois sans trouver l’hôtel dans lequel le tournage aurait lieu. Je n’ai pas au départ une vision précise du décor : celui-ci se définit au fur et à mesure de mes échanges avec le directeur artistique qui en sait davantage que moi à ce sujet. J’ai ainsi grâce à lui découvert de nouveaux aspects visuels du film. Ainsi, je peux avoir des envies techniques au moment de l’écriture du scénario, comme faire des plans courts avec caméra à l’épaule et je me rends compte sur le tournage que ce n’est pas possible. La lumière du film est très féminine, sensuelle, subtile et je le dois au travail de María Secco, la chef opératrice du film. Il ne s’agit pas du même travail qu’elle fit pour Elisa Miller sur Ver llover où la lumière est naturelle. Sur Club Sándwich, même si cela ne se voit pas, nous avons fait plusieurs apports de lumière pour faire naître des atmosphères plus intimes. Le travail entre nous n’était pas facile car je ne travaillais jusque-là qu’avec Alexis Zabé. Nous avons donc pris le temps de nous connaître et le résultat fut incroyable. Il en est de même pour le travail avec les acteurs. Je ne leur demande pas d’improviser sur une scène. Nous commençons par lire ensemble une seule fois le scénario et j’écoute ensuite leurs questions. Je leur confie la lecture des scènes seulement la nuit précédant la journée de tournage. Ils ont ainsi une idée de ce que comporte la scène avant de tourner. Je n’exige pas qu’ils répètent à la lettre près les dialogues. Nous découvrons ensemble ce qui fonctionne dans les scènes. Dans ce travail avec les acteurs, il ne s’agit pas véritablement d’improvisation : nous réadaptons ensemble plusieurs aspects. Ce n’est pas une improvisation au sens où je dirais aux acteurs : « faites ce que vous voulez. » J’aime beaucoup le jazz et ma référence est Kind of Blue de Miles Davis. Avec le jazz, j’ai en commun d’user de l’improvisation en ayant au préalable à l’esprit là où il faut intervenir. Il est essentiel pour moi d’avoir en tête en permanence ce que doit être le ton du film. Il me semble que l’une des responsabilités les plus importantes d’un cinéaste consiste à maintenir ce ton. Il n’y a que lui qui dispose de ce ton puisque c’est lui seul qui dialogue à la fois avec le chef opérateur, le directeur artistique, les acteurs, etc. Chacun sur le tournage dialoguera avec lui sur la définition du ton à donner au film. C’est quelque chose d’indescriptible qui ne correspond pas exactement à une question musicale. Des films peuvent plaire ou déplaire. Mais lorsqu’un film témoigne d’un ton qui lui est propre, cela permet de jouir de toute sa saveur. La disparition du ton d’un film est pour moi la chose la plus périlleuse puisque d’un seul coup le spectateur se retrouve exclus du film en question.

Autre point important dans le processus de création d’un film à côté du « ton » : le sujet. La plupart du temps dans tes films tes personnages sont en vacances, comme entre parenthèses à l’égard de leur vie quotidienne. Placer tes personnages dans ces circonstances est-ce une manière pour toi de les pousser à révéler ce qu’ils cachent la plupart du temps ?

F. E. : J’aime beaucoup l’idée qu’au sein d’une histoire se trouve une autre histoire qui reste entre parenthèses. J’aime beaucoup explorer ce qui se trouve entre ces parenthèses chez un personnage et qui apparaissent dans les détails à première vue anodins de la vie quotidienne. Ces moments entre parenthèses sont des dimanches, des jours de vacances où l’on a l’impression qu’il ne se passe rien, comme si ce qui importait se trouvait ailleurs. J’ai beaucoup apprécié le travail réalisé avec Paola Markovitch sur le scénario de Temporada de patos autour de cette idée d’adolescents qui n’ont rien à faire. C’était un véritable défi : impossible de montrer des personnages qui n’ont « rien à faire », il faut absolument que quelque chose se passe. Nous avons été ainsi très inspirés pour écrire ce scénario imaginant ce qui pourrait advenir de ces personnages. Nous avons ainsi effectué de nombreuses découvertes. De la même manière, nous nous sommes intéressés dans Lake Tahoe à un personnage qui ne cesse de fuir, alors que tôt ou tard, il sera confronté à la nécessité de rentrer. Dans Club Sándwich, la mère veut conserver les relations avec son fils comme s’il ne pouvait pas grandir : là aussi c’est impossible, la nature le leur empêche. À première vue, les choses se présentent comme si elles ne peuvent pas changer, mais elles doivent changer, que les principaux personnages le veuillent ou non.

Alors qu’a priori les personnages de tes films semblent vivre des choses à première vue non spectaculaires, une véritable révolution est à l’œuvre en eux et ils ne seront plus jamais les mêmes après avoir vécu cette « histoire entre parenthèses ».

En effet. Ceci témoigne de ce qui se passe dans la vie de chacun de nous où les moments les plus exceptionnels sont les plus subjectifs et ne peuvent être ainsi appréhendées par les personnes non concernées. Un moment passé enfermé chez soi peut amener un individu à voir sa vie littéralement changer. J’aime bien que mes personnages ne soient pas préparés à vivre cette grande aventure. Plutôt que de prendre des personnages dans des situations spectaculaires à la limite d’eux-mêmes je préfère les voir dans des situations très simples de la vie quotidienne.

J’aimerais que tu parles d’un grand thème dans le film : la mère. Elle a non seulement un poids colossal vis-à-vis de ses enfants, par son absence ou sa présence dans tes films mais est également devenue une véritable institution au Mexique compte tenu de la réalité sociologique du pays où beaucoup de femmes se retrouvent seules à élever leurs enfants.

F. E. : C’est drôle car dans Temporada de patos et Lake Tahoe les adultes sont totalement absents. Jamais on ne peut voir la mère. Je dois avouer que les personnages adultes me demandent beaucoup d’efforts à les concevoir. Au début, le personnage de Paloma dans Club Sándwich était conçu autour des stéréotypes de la mère très conservatrice mexicaine qui se sacrifie pour ses enfants. Paola Markovitch m’a alors fait remarquer que j’étais en train de faire des caricatures de la mère, à l’instar des adultes présentés dans la bande dessinée Charlie Brown. Elle m’a conseillé de prendre en considération le personnage de la mère à travers mes propres préoccupations. Je l’ai donc envisagée avec mes propres peurs à son âge. Ce n’était plus le stéréotype de la mère qui trouve des solutions à tout proche, mais une mère avec ses défauts, ses peurs. Elle est à la fois égoïste mais pleine d’amour, protégeant sa solitude dans sa relation avec son fils. Pour lui, elle sacrifie sa vie sociale et sexuelle. Cela faisait d’elle un personnage assez complexe. Je me suis beaucoup projeté sur ce personnage à travers ses défauts. J’ai également beaucoup aimé explorer l’univers féminin, ce que je n’avais encore jamais fait auparavant. C’est étonnant car dans mes trois films les personnages féminins ne sont pas les personnages principaux mais sont à l’origine de tout ce qui se passe pour les autres personnages. Ainsi le personnage de Jazmín est comme la nature qui provoque les changements. J’aime aussi qu’on s’identifie au personnage d’Héctor à travers sa relation avec sa mère. En effet, ce type de relation nous y sommes confrontés toute notre vie. Au fur et à mesure de la vie, l’adulte doit se détacher de la mère comme personnage ultra protecteur.

Illustration 3
© CinePantera

Ne craignais-tu pas de remettre en cause ainsi la figure sacrée et instituée de la mère au Mexique ?

F. E. : Les membres de ma famille qui ont vu ce film ont tous beaucoup apprécié. Le public a davantage besoin de se confronter au personnage d’une mère avec tous ses défauts pour pouvoir s’y identifier. La figure de la mère est un grand enjeu pour des sociétés matriarcales comme celle du Mexique. Parfois des femmes peuvent se sentir obligées d’assumer le rôle de la mère irréprochable et forte. Mais ce type de personnage ne m’intéresse pas pour raconter une histoire.

Même si le personnage principal est l’adolescent, le point de vue de la mère garde son importance : il est aisé de compatir à son égard.

F. E. : En effet, elle apprend autant à connaître son fils qu’à se connaître elle-même. Elle essaie d’être l’ami de son fils mais se retrouve vite confrontée à des limites. Mais ces dernières sont très difficiles à déterminer. C’est très difficile d’être parents et j’aime beaucoup le personnage de Paloma cherchant et éprouvant ses limites. J’ai en tête le conte de Julio Cortázar Usted se tendió a tu lado parle de cette relation mère-fils où coexiste à la fois de l’amitié et de la tension sexuelle que l’on ne peut occulter. C’est en outre l’occasion d’un vrai duel que nous devons mener en tant qu’être humain.

Le cinéma, né en 1895, est un peu le grand frère de la psychanalyse, née en 1897. Club Sándwich peut aussi être vécu comme une séance de psychothérapie pour interroger la relation mère-fils de chaque spectateur.

F. E. : Il est curieux de voir que beaucoup de spectateurs recherchent un cinéma hyper narratif, commençant en un point et terminant en un autre bien déterminé. Ils ne se permettent pas dès lors les libres associations offertes par les images comme les rêves, dont ont fait un si bel usage des grands cinéastes comme Fellini ou Buñuel. Les spectateurs s’éloignent ainsi énormément du mystère et de tout ce qui n’est pas complètement narratif. Ce public a besoin de comprendre immédiatement le moindre élément du film. En tant que spectateur il est important de rester ouvert à cette part d’inconnu d’une œuvre, sentir le film et laisser le temps reformuler peu à peu son sens. Je n’aime pas les films où tout est instantanément clair, je préfère ceux qui me laissent longtemps réfléchir parce que je n’ai pas tout compris. Les films ne sont pas faits par être compris. Ainsi, lorsque nous écrivons les scènes du scénario avec Paola Markovitch, nous nous faisons ces remarques : « cela ne se comprend pas mais cela se sent. » En tant que scénariste, il n’est pas nécessaire de chercher à ce que tout soit limpide et immédiatement compréhensible. Il faut aussi offrir une grande attention à ce qui peut être ressenti.

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