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Cédric Lépine : Comment as-tu envisagé la place de la caméra dans cette rencontre intimiste avec ta mère ?
Xun Sero : Au départ, j'avais peur de développer une approche rhétorique concernant les violences subies. Cependant, je suis au départ journaliste à San Cristobal de Las Casas et il m'a été naturel de mettre en place un dispositif basé sur la parole et l'échange. Sur ce film, je savais que je voulais montrer des moments de la vie quotidienne. Comme il s'agit de ma mère et des membres de ma famille devant la caméra, il était naturel pour moi de savoir quelle serait la place de chacun devant la caméra.
Ce qui n'était pas du tout préparé, c'est la manière de lancer une conversation parce que je n'ai pas l'habitude de parler de ce que je ressens. Par exemple devant une psychologue quand j'étais à l'école, je n'ai jamais été à l'aise pour parler. Lorsque j'ai réalisé le premier entretien avec ma mère, je me suis rendu compte qu'il était nécessaire de réaliser cet exercice consistant à demander. La caméra n'était pas alors intrusive parce que ma mère connaissait mon projet. En revanche, je ne voulais pas bouleverser son quotidien et il fallait ainsi m'en incommoder en prenant compte de ses activités. D'autant plus que ma mère était très occupée. Il ne pouvait être question dès lors d'isoler des moments pour faire son portrait.
Ce processus m'a permis aussi de me confronter peu à peu à ma propre histoire. J'ai également eu la chance que ce film soit codirigé par ma productrice et mon monteur, deux personnes qui connaissent bien le cinéma et qui étaient en mesure d'identifier les scènes qui avaient un intérêt pour le film.
C. L. : As-tu imaginé à un moment d'ajouter des scènes avec une approche plus générale de la communauté où vit ta mère ?
X. S. : J'y ai pensé mais je me rendais compte que cela avait déjà été traité dans les livres. Je viens d'un lieu qui est politiquement très actif, c'est pourquoi ce type d'informations est omniprésente. Je ne souhaitais pas faire un film pour les seules personnes concernées par le sujet. Mon intention était de m'adresser à un public plus large non coutumier des thèmes abordés et qui pourrait parfois résister à ceux-ci. Le film devait ainsi permettre à chacun et chacune de pouvoir s'interroger personnellement.
À un moment donné, je pensais qu'il serait question de deux histoires : d'un côté ma mère et de l'autre ma tante, sa sœur benjamine. Comme celle-ci est également une mère qui a élevé seule ses deux enfants comme ma mère, elle pouvait être un miroir parfait. Cette approche aurait été davantage anthropologique et je ne le souhaitais pas.
C. L. : Dans le quotidien des activités de ta mère, comment les lieux et leur lumière ont été choisis pour raconter cette histoire ?
X. S. : J'ai beaucoup réfléchi à la manière dont les personnages allaient être compris. Ainsi, dès le départ j'avais en tête cette histoire d'un fils qui allait découvrir sa mère. Cela a induit la manière de positionner la caméra et d'être prêt à recevoir une longue histoire. Il m'importait également que l'on ressente une certaine sensation de timidité avec la caméra par sa manière de s'approcher de ce témoignage, reflétant ma relation à ma mère.
De même, j'ai fait ce film afin d'apprendre à faire du cinéma. Je suis photographe et ma manière d'apprendre a été très empirique et donc rarement théorique. Il me fallait à chaque fois trouver la meilleure manière avec la caméra de faire ressentir la timidité, la prise de conscience, etc. Imposer le récit que j'imaginais à ma mère, cela imposait de l'immobiliser et je n'allais pas vers ce type de récit.
En outre, le film s'est développé sur six années et une grande partie des scènes filmées ne fonctionnaient pas parce que l'on ressentait trop un témoignage forcé dans les dialogues. J'ai en outre bénéficié de nombreux avis extérieurs.
Dans un premier temps, j'étais gêné par le fait que l'on sente la réalité du tournage mais j'ai fini par accepter qu'il puisse s'agir d'un dialogue explicite entre une mère et son fils derrière la caméra.
Ainsi, il n'y avait pas au départ du film de nombreuses évidences dans ma mise en scène en dehors de mon envie d'apprendre à faire du cinéma avec l'idée que je n'avais rien à perdre et tout à apprendre.

C. L. : Envisageais-tu l'effet cathartique pour toi du film ?
X. S. : Non, au départ j'étais surtout animé d'une colère contre la société. Ce film a été important pour moi parce que je sais dorénavant que je peux raconter des histoires. Je pense que d'une certaine manière je suis victime des situations où je suis né, dans un statut social d'infériorité. Ceci conduit à te convaincre que ton histoire n'est pas intéressante. Ce film démontre que l'on peut développer un dialogue avec d'autres personnes à partir de sa propre histoire.
J'ai pu bénéficier de l'appui de ma mère qui m'a permis de rencontrer les histoires de mes tantes qui n'étaient initialement pas d'accord pour être filmées : c'est ma mère qui les a convaincues. Au final sur le tournage, ma mère s'est comportée comme une mère protégeant son fils. Plusieurs personnes considéraient ma mère sur le tournage comme ma productrice parce qu'elle m'a par exemple proposé les meilleurs endroits pour faire les scènes du film.
L'apprentissage le plus fort que j'ai reçu, en plus de l'effet cathartique, c'est la connaissance et la sécurité que je pouvais raconter ces histoires qui me font souffrir comme cette question : « que signifie-t-il d'être un homme s'il est nécessaire pour y parvenir d'être violent ? »
Le nouveau film que je réalise sur le thème du racisme est un sujet qui me fait souffrir puisqu'à cause du racisme beaucoup de personnes ont été assassinées ou emprisonnées au Chiapas. De cette construction sociale au fil des siècles, issue de la colonisation, selon laquelle des personnes valent moins que d'autres, de nombreux traumatismes sont encore à soigner à l'époque actuelle. Sur ce sujet, je souhaite faire un film qui se confronte au problème plutôt que de confronter les personnes. Je ne veux pas être rhétorique sur ces thèmes qui me conduisent dès lors à me battre contre des personnes : cela ne me plaît pas parce qu'ainsi nous ne réglons rien. Il est plus important de nous connecter à nos émotions.
Grâce à la réalisation de Mamá et les échanges autour de la diffusion du film, je sens qu'il y a là un chemin sain à nourrir.
C. L. : Quelle a été la difficulté pour recevoir l'accord de l'ensemble de la communauté pour tourner ce film ?
X. S. : C'était très difficile car notre communauté n'a jamais eu sa propre voix et son image a la plupart du temps été instrumentalisée par l'extérieur. Ainsi, lorsque je suis arrivé avec ma caméra, l'idée immédiate était que j'allais me faire de l'argent en faisant ce film au détriment des personnes. C'est une idée que l'on se fait d'une personnes qui vient de l'extérieur. Comme j'ai réalisé ce film avec les personnes les plus proches de ma famille, avec ma mère qui dispose d'une certaine autorité autour d'elle, ses paroles ont pu justifier la place de ma caméra dans la communauté. En revanche, ma mère fait partie des rares personnes à disposer d'un pouvoir économique indépendant du reste de la communauté. Cela a généré beaucoup de jalousie à son égard, avec certaines animosités de la part des hommes aussi.
Je souhaite continuer à faire des films en intégrant pleinement sa fonction sociale vis-à-vis de ma communauté. Pour le moment, je n'ai pas encore présenté le film à la communauté et j'attends l'accord de ma mère pour le faire. Elle ne le souhaite pas car les sujets que nous abordons risquent de heurter la sensibilité d'une société machiste. J'appartiens à d'autres cercles sociaux où le film peut être diffusé dans un cadre activiste. Le film a bien été reçu et sa diffusion à San Cristobal de Las Casas, portée par des femmes dont la trajectoire est celle de la lutte, a permis la reconnaissance de ma mère dans cet activisme. Si ma mère doit lutter contre le machisme, elle sait dorénavant qu'elle peut compter sur cet appui d'autres femmes.

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Mamá
de Xun Sero
Documentaire
80 minutes. Mexique, 2022.
Couleur
Langue originale : espagnol
Scénario : Xun Sero
Images : José Alfredo Jiménez Pérez, Xun Sero
Montage : Nicolás Défossé
Son : Jaime Xlitler Álvarez
Mixage : Pablo F. Murguia
Étalonnage : Néstor Jiménez
Sound design : Martin de Torcy
Production (personne) : Daniela Contreras, Nicolás Défossé
Société de production : Terra Nostra Films