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Cédric Lépine : Connaître à la fois l'industrie du cinéma de République Dominicaine, de Cuba et du Costa Rica, pays où vous vivez depuis douze ans, est important pour vous en tant que productrice ?
Ayerim Villanueva : Il est beaucoup plus facile de trouver des allié.es qui faciliteront l’obtention des ressources nécessaires. Actuellement, il y a environ entre 25 à 40 films en distribution par an, entre la production nationale et internationale en République dominicaine, en comparaison avec le Costa Rica, qui a une production bien moins importante. Le cinéma de divertissement a aussi sa place : il ne s’agit pas d’exclure, mais de comprendre que tous les langages participent d’une transformation en cours.
On ne peut pas parler d'industrie qui est encore à ses balbutiements sans loi de financement du cinéma. Il y a une communauté en ébullition, qui essaie, fait des erreurs, apprend. L'important, c'est de voir comment les récits du cinéma costaricain ont évolué depuis quelques années. Memorias de un cuerpo que arde d'Antonella Sudassassi comme Tengo sueños eléctricos de Valentina Maurel, par exemple, sont particulièrement réussis. Il faut que tous ces films, d'une manière ou d'une autre, agissent sur le plan politique, en termes de contenu. Parce qu'on va toujours au cinéma avec un espoir et on en ressort avec toujours des attentes différentes.
Dès le début, Aba portait en lui l'idée d'une coproduction avec Cuba. Non seulement en raison du tournage, mais aussi de ce que ce territoire représente dans les souvenirs émotionnels et politiques de la famille que nous représentons. La protagoniste du documentaire et mère du réalisateur Alejandro Ferlini est atteinte du syndrome de la maladie d'Alzheimer. Alejandro a décidé de la filmer quand sa mère a commencé à perdre la mémoire en lui demandant s'il pouvait faire un film sur sa vie. Ils ont ensemble entamé une thérapie mais à l'hôpital, on leur a dit qu'il n'y avait pas de remède, alors ils ont décidé d'aller à Cuba. Ce sont des personnes engagées à gauche et elles étaient déjà allées à Cuba à d'autres occasions, pour le congrès de José Martí par exemple.
En ce moment à Cuba, la situation est devenue très difficile, parce qu'il n'y a même plus de médicaments. Alejandro et sa mère ont commencé à y aller il y a environ deux ou trois ans. Ils ont d'ailleurs pris en charge un traitement assez coûteux et son état s'est amélioré. Je l'ai rencontrée en septembre 2024 quand elle marchait mais déjà en octobre et novembre, elle avait besoin d'un fauteuil roulant. Nous avons donc pris la décision d'enregistrer même si nous n'avions pas le budget complet pour enregistrer et faire venir une équipe. Nous y sommes allé.es en février 2025 pendant deux semaines à Cuba alors qu'elle ne pouvait plus marcher. Nous avions alors plusieurs lieux de tournage. Dans Aba, filmer ne consiste pas à illustrer une maladie, mais plutôt à construire une chorégraphie de soins. Ce qui nous intéresse, c'est la question : comment la vie est-elle maintenue lorsque la mémoire s'estompe ? Pour moi, le cinéma n'est pas là pour apporter des réponses, mais plutôt pour permettre à ces questions d'exister dans le corps du spectateur.
L'important dans la réalisation d'un film c'est de présenter un sujet pour susciter l'empathie pour que les gens parlent de leurs désirs, de leurs non-désirs, de ces choses refoulées, et bien sûr, sans compromettre l'intégrité des personnes. Le film remplit ainsi sa part de ce qu'il veut raconter, de ce qu'il veut transmettre, provoquer chez l'autre.
Il y a aussi cette vision esthétique consistant à faire du copier-coller, esthétiquement, des films européens. Ainsi, on me demande du tropicalisme, des choses comme ça, mais je pense qu'il faut lutter contre ça. Je pense que chaque lieu est unique et donne l'esthétique de sa vérité, et c'est à cela que nous devons faire appel. Ce n'est pas négociable et je pense que nous ne devrions pas nous vendre, peu importe combien d'argent il y a.

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C. L. : Pourquoi vous êtes-vous concentrée sur le travail de production après avoir commencé par la réalisation ?
A. V. : J'ai une formation de réalisateur, mais je conçois la production comme une extension de ma vision. J'ai suivi une formation de réalisateur, de scénariste et de producteur, et j'ai également travaillé comme ingénieur du son sur six longs métrages. Cette expérience technique m'a appris quelque chose de précieux : la réalisation cinématographique est un dialogue constant entre différentes sensibilités. Comprendre le fonctionnement de chaque domaine me permet de mieux gérer l'ensemble du processus.
Actuellement, je travaille sur un documentaire autour d'un ingénieur du son allemand de la nouvelle vague du cinéma allemand qui a découvert qu'il est un enfant qui a été volé en Slovénie durant la Seconde Guerre Mondiale, et que ses parents étaient allemands. Pour moi, toute l'histoire était folle, mais bon, le fait est qu'il voulait raconter son histoire. Il a été mon professeur de son pendant cinq ans et il m'a appelé pour me demander de raconter son histoire. Jusqu'à ses 75 ans, il avait peur de parler et chaque fois qu'il essayait d'aller en Allemagne, il tombait malade. J'ai une longue interview avec lui qui me sert de base pour ce film. Il a été élevé par des Allemands, il a grandi au Venezuela, étudié aux États-Unis et finit par s'installer au Costa Rica pendant 30 ans, formant toute une génération de techniciens du son ici, depuis les années 1990 et 2000. J'ai postulé pour la première fois en tant que productrice, réalisatrice et scénariste de ce documentaire au CRFIC Industry ; j'ai gagné en juin-juillet 2022 et il est décédé en octobre de la même année.
Au milieu de tout ça, je suis évidemment plus intéressée par la réalisation. J'ai pris en charge la production du film, parce que je sais comment le faire, mais aussi parce que j'ai un lien très fort avec l'histoire.
L'important maintenant, c'est de voir la logistique et tout ce dont j'ai besoin pour filmer. J'ai le matériel, une équipe, j'ai tout mon équipement son. Il est essentiel pour moi que les problèmes techniques ne limitent pas notre possibilité de raconter des choses. Comme j'ai fait du cinéma documentaire à Cuba, à la suite d'une formation dans une école très bonne, je connais les ressources pour inventer les moyens de la mise en scène appropriés.
Mais ce qui me touche le plus, c'est l'écriture, l'imagination et le tournage. Je développe actuellement Calor, un court métrage sur l'enfance et l'éveil sexuel féminin en République dominicaine dans les années 1990. Et Dos Veranos, une fiction sur les grossesses adolescentes et le droit à l'avortement dans le même pays, dont le scénario est déjà disponible.
Ces deux projets naissent d'expériences intimes, mais s'intéressent aux structures sociales qui nous conditionnent encore. J'écris à partir de mes peurs, de mes désirs et de mes contradictions. Je m'intéresse à un cinéma sensoriel, poétique et symbolique qui parle aux corps, qui n'explique pas, qui provoque. Et qui naît d'ici, de notre région latino-américaine, avec nos voix et notre esthétique.