Cette année au festival Cinélatino de Toulouse, Porfirio (Alejandro Landes, 2011), Post Tenebras Lux (Carlos Reygadas, 2012), Heli (Amat Escalante, 2013), ont comme point commun la présence de Daniela Schneider au générique, assurant la direction artistique (tout ce qui concerne globalement les décors) des films mais pas seulement. C’est l’occasion à travers un entretien réalisé avec elle de connaître son travail et les films auxquels elle a participé.

Après Porfirio, tu continues à travailler en Colombie avec le nouveau film d’Oscar Ruiz Navia, Los Hongos.
Ces deux films sont très différents parce qu’ils ont aussi été tournés dans des endroits distincts : la ville de Cali pour l’un et la région du Caqueta proche de l’Amazonie où a été tourné Porfirio. Dans cette région, on sent que la population a beaucoup souffert du narcotrafic.
Peux-tu parler de ton parcours qui t’amène à t’intéresser à la direction artistique dans le cinéma ?
C’est très jeune que j’ai commencé à apprendre le cinéma en partant étudier en Espagne. En vérité, je ne crois pas beaucoup aux écoles de cinéma, car il y a bien d’autres choses à apprendre à côté qui peuvent ensuite servir pour le cinéma. Avec mon professeur, j’ai commencé à étudier avec beaucoup d’intérêt la peinture. J’ai dû quitter l’Espagne parce que c’était une époque où les règles concernant l’immigration étaient très restrictives. De retour à Mexico, j’ai fait connaissance avec Jaime Romandia [fondateur de la société de production Mantarraya] qui m’a proposé de travailler sur Japón, le premier film de Carlos Reygadas. Tout s’est bien passé et j’ai donc naturellement continué à travailler pour Mantarraya sur Batalla en el cielo. Lorsque j’ai vu Japón, j’ai été impressionnée par le résultat et j’étais donc enthousiaste de travailler sur ce nouveau film. En vérité, je ne suis pas la directrice artistique de Batalla en el cielo : j’ai participé au film en tant qu’assistante de la directrice artistique. Lorsque cette dernière a dû partir à la moitié du tournage, c’est donc moi qui ai dû prendre la responsabilité de la direction artistique. Ce fut ma première grande expérience et j’ai beaucoup appris en travaillant avec Carlos Reygadas. Sur le tournage, j’ai rencontré Amat Escalante qui m’a proposé de travailler avec lui sur son premier long métrage : Sangre. Sur ce tournage, nous étions à peu près dix personnes et pour la plupart c’était une première expérience sur un long métrage. Ce fut un tournage très appréciable car nous étions une petite équipe, tout s’est fait avec beaucoup de calme. À partir de là, j’ai continué à travailler avec Amat. Pour Carlos Reygadas, j’ai participé à la production. Ainsi sur Post Tenebras Lux j’ai par exemple aidé au casting et au choix des lieux de tournage. Je travaille donc depuis plusieurs années pour Mantarraya et à des postes distincts. Je ne me considère pas spécifiquement comme directrice artistique, même si les circonstances sur un film me conduisent à prendre cette responsabilité. Après Cesado (2011) mon premier long métrage, j’ai eu envie de continuer à faire des films. La direction artistique d’un film me fascine. En outre, assurer les différents postes sur un film est un bel apprentissage au travail de cinéaste.
Avec le réalisateur, j’échange beaucoup d’idées en parlant des espaces comme des personnages à part entière dans le film : les lieux doivent parler ! Et j’aime partager mon point de vue avec eux à cet égard. Je pense que lorsque l’on travaille sur un film d’auteur, chacun doit être en connexion avec les autres pour faire œuvre commune et traduire la vision du cinéaste. Pour cela, il faut effectivement avoir une communication très claire avec chacun.

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Chacun des cinéastes avec lesquels tu travailles ont en commun de faire des films à partir de la réalité des lieux et des personnages : qu’est-ce que cela entraîne comme problématique pour toi sur le tournage ?
En effet, nous avons déjà parlé du réalisme dans un film qui pourrait se référer à l’esthétique du néoréalisme italien. Ces films, aussi réalistes soient-ils, restent des films de fiction. Si tous les espaces sont réels, ils sont préalablement pensés avec beaucoup d’attention par le cinéaste pour les intégrer dans son histoire. De même les acteurs non-professionnels en entrant dans leur personnage, ne sont plus eux-mêmes mais le personnage du scénario. Cette expérience est incroyable : il suffit de prendre par exemple un pull vert qui, utilisé dans un film, aura une autre valeur et signification que dans la vie réelle. Un film est à la fois nourri de réalisme mais pas seulement. Dans Heli, le travail sur la réalité est très précis et part d’un désir de sortir de certaines formules toutes faites. Pour cela aussi j’apprécie de travailler avec Amat Escalante. Pour Heli, des acteurs ont participé à un long casting mais le résultat était si peu satisfaisant, que nous avons travaillé à nouveau avec des acteurs non-professionnels. La vérité c’est que nous souffrons de ce manque de compétences chez les acteurs. Travailler avec des acteurs non-professionnels n’est donc pas une règle en soit sur les films d’Amat Escalante mais une réponse pratique.
Je considère que le tout fait partie à la fois d’une fiction réaliste et d’une réalité fictive. C’est un peu complexe mais réalité et fiction sont extrêmement liées entre elles. De même, la réalité quotidienne se nourrit de beaucoup de fictions. Le réalisme dans un film est quelque chose de très complexe à définir. Nous pouvons malgré tout parler d’une certaine sensibilité d’observation et de contemplation de la part du cinéaste, qui pourra avoir une expression surréaliste, car la réalité elle-même est surréaliste. Les limites entre un monde observé et un monde inventé sont difficiles à définir. Une observation est en fait une combinaison d’observations qu’un individu a réalisée antérieurement. Dans l’expression artistique, il devient alors difficile de savoir si l’on exagère le trait dans le rendu du réel ou non. Chaque film, quel qu’il soit, doit se confronter à la fois à sa part documentaire et à sa part de fiction.

Pour Porfirio comme pour Heli, le film témoigne d’un contexte sociopolitique spécifique : colombien pour le premier et mexicain pour le second. Comment appréhendes-tu ce contexte pour en rendre compte à l’écran à travers le décor ?
En effet, je ne connaissais pas en détail le contexte colombien, même si je retrouve quelques traits communs d’un pays à l’autre. En général, je commence par lire le scénario et je donne ensuite mon opinion. Je suis restée quatre mois en Colombie pour Porfirio. Ainsi, il y a des éléments de la politique colombienne et de son histoire que je n’ai toujours pas compris, mais j’ai davantage appris de choses qui apparaissent dans la vie quotidienne. J’ai vu des sociétés fracturées du fait de la violence qu’elles ont subie. Lorsque l’on découvre une société, on découvre peu à peu les relations qui mettent en rapport les uns aux autres et vis-à-vis du monde extérieur. Il est évident que j’aurais pu en apprendre de la société colombienne si j’étais restée plus longtemps. Mais en même temps, pour le tournage de Los Hongos, j’arrive à Cali avec un regard vierge de la ville qui me permet de voir des choses que d’autres qui y vivent au quotidien ne voient plus. Quoi qu’il arrive, le travail artistique dépend au final du regard du cinéaste.
Sur tous ces films sur lesquels j’ai travaillé, je pense qu’il est impossible de ne pas parler des thèmes sociaux. Le cinéaste est nécessairement politique parce qu’il pose un point de vue en tant qu’artiste sur la réalité. Même si la complexité de la politique mexicaine peut dépasser Amat Escalante sur Heli, sa sensibilité en tant qu’être humain vivant à Guanajuato, lieu de tournage du film, conduit à une compréhension politique de ce qui se passe. Le sujet du film n’est pas la corruption, le narcotrafic mais bien davantage l’humanité à travers l’expérience de sa propre vie.
Lors de l’annonce de la sélection cannoise des films en compétition officielle en 2013, Heli a été présenté comme un « film de narcos », tel un genre en soit. Qu’en penses-tu ?
Je ne pense pas que l’on puisse véritablement parler d’Heli comme un « film de narcos ». Le problème du narcotrafic est qu’il a touché d’une manière ou d’une autre toute la société mexicaine. Le narcotrafic ne concerne pas seulement la vente de drogues mais aussi la migration. En effet, la migration en Amérique centrale génère un trafic d’argent très important. Ainsi, la population mexicaine dans sa grande majorité est touchée directement ou indirectement par la violence du narcotrafic. La société est devenue à ce sujet très vulnérable. Les liens entre l’armée et le narcotrafic sont le sujet des journaux, et Amat Escalante a choisi pour son film d’aller au-delà des informations issues d’un reportage journalistique qui ne dispose pas par ailleurs de toute liberté d’expression. Le choix d’Amat consiste à s’attacher à la trajectoire humaine de ses personnages.
De la même manière, Los Bastardos n’était pas un film sur la migration, mais plutôt une histoire sur la désolation de personnages en recherche d’amour et se retrouvent dans des situations marquées par la cruauté. Heli ne traite donc pas des narcos mais se trouve dans ce contexte. À partir de là, les émotions des personnages naissent de ce contexte : tel est mon point de vue en tant que spectatrice et collaboratrice sur le film.
Je traduis par mon travail sur un film ce que j’ai lu dans un scénario, mais toujours dans le respect d’un univers imaginé par le cinéaste. C’est lui qui est le créateur de cet univers et moi, en tant que directrice artistique, je ne souhaite pas d’autre espace. Je ne suis pas capable de penser seule un espace, un décor : c’est en dialogue avec le réalisateur et avec son accord que les idées arrivent et sont validées. L’équipe d’un film est là pour aider un cinéaste à exprimer au mieux ses idées. Personne n’est indispensable sur un film à l’exception du cinéaste.
Le cinéma est un art d’une très grande beauté, surtout lorsque l’on se rend compte de la force d’un film lors de sa projection. Faire partie de l’équipe qui a donné jour à ce film, est pour moi une grande satisfaction.
Entretien réalisé par Cédric Lépine en mai 2013