Billet de blog 23 mai 2016

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Francisco Marquéz, pour son film "Después de Sarmiento"

Avant son premier long métrage de fiction "La Larga noche de Francisco Sanctis", Francisco Márquez avait réalisé le documentaire "Después de Sarmiento" présenté en compétition au festival Cinélatino de Toulouse en 2015.

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Francisco Márquez © Laura Morsch-Kihn assistée de Sofia Espinosa

Cédric Lépine : En quoi le documentaire Después de Sarmiento témoigne-t-il du système éducatif argentin dans son ensemble ?

Francisco Márquez : En Argentine depuis 2006 le lycée est obligatoire. Ainsi, l'État suit une politique qui permet de garantir à la majorité des Argentins d'aller à l'école, grâce par exemple à des bourses. Ceci permit la scolarisation de toute une partie de la population qui n'y avait pas accès jusque-là. Si cette mesure était positive, de l'autre l'école ne s'est pas adaptée. En outre, l'État n'a pas réellement trouver les moyens qui permettent à ce nouveau secteur de la société de s'intégrer. On s'en est rendu compte en faisant le film, c'est parfois difficile d'exiger d'une école qu'elle puisse assurer l'intégration de ses élèves. Mais le changement doit être également social. Comment une école peut enseigner à un élève les droits de l'homme lorsque dans le quartier de celui-ci la police les rançonne, il n'existe pas d'accès à l'eau potable, etc. Aussi, s'il n'y a pas de changement réellement profond, l'école ne peut suivre cette nécessaire transformation.

C. L. : La jeunesse au centre du film, est associée aux préoccupations sociales : considères-tu cet âge comme déterminant pour la place de chacun dans la société à venir, son identité personnelle ?

F. M. : La jeunesse occupe un très grand rôle dans les décisions à venir d'une personne à travers la quête d'identité, la sociabilisation, la recherche d'autonomie... Ce qui m'intéressait dans cette école, c'est qu'il était en train de s'y passer quelque chose de particulier. En effet, il s'agissait jusque-là d'une école exclusivement dédiée à l'élite sociale, l'une des écoles les plus chères de Buenos Aires, tandis que la majorité des nouveaux étudiants proviennent d'un quartier à la périphérie de la ville, une favela. Ce qui m'intéressait alors de raconter était ce qui se passait entre ces deux groupes d'adolescents de classes sociales distinctes dans le cadre d'effervescentes discussions. Les jeunes défendaient alors frontalement les positions de chacun. J'ai pu constater à travers plusieurs séquences que j'ai filmées que les individus commençaient à prendre parole au nom de sa propre classe sociale. Mariana, qui est issue de la classe moyenne, parle de démocratie et souhaite inconsciemment répéter les représentations de la démocratie à l'œuvre dans le monde. Du côté des étudiants issus de la classe la plus pauvre, on parle au nom de tout son groupe social : ceci reflète également une histoire politique où les mouvements ont été portés par des leaders politiques. Dans les deux cas, il n'est pas question de démocratie réelle : c'est une démocratie fictive, tout en apparence. Ce qui est en jeu dès lors dans cette école constitue pour moi une métaphore de ce qui se passe également pour le reste de la société.

C. L. : Comment as-tu relevé le défi de filmer ces échanges entre les étudiants tout en tentant de ne pas avoir d'influence sur eux et leurs échanges ?

F. M. : La question de l'influence qu'a la caméra sur les décisions prises par les protagonistes d'un documentaire est quelque chose de difficile à évaluer. Durant le tournage, les choses se sont passées comme si la caméra n'était pas là. Malgré tout, il est difficile d'imaginer que la présence au sein de l'école de quatre personnes de l'équipe du film n'a pas eu d'impact sur les étudiants. Par exemple, certaines personnes qui se taisent auraient peut-être parlé si la caméra n'était pas là. Quoi qu'il en soit, il nous importait de donner l'impression que la caméra était absente et pour cela nous étions déjà dans cette école un an et demi avant le tournage. Il ne s'agissait pas seulement pour eux qu'ils s'habituent à moi, mais surtout à la caméra et toute la technique qui lui est associée. J'ai reçu leur confiance : ils savaient par exemple que je n'enregistrerais pas ce qu'ils ne voulaient pas montrer d'eux-mêmes. C'est cette confiance à leur égard qui permet à la caméra de devenir invisible.

Au départ du projet de documentaire, je pensais intervenir de manière plus explicite. Mais progressivement je pris conscience de la nécessité de construire un documentaire à partir d'un point de vue le plus large possible. Ainsi, il est plus intéressant que le public s'empare d'un des sujets du film, que j'expose mes propres points de vue sur celui-ci. Car je ne suis pas spécialiste de l'éducation et les débats sont bien plus riches que ce que je pourrai répondre. Je ne suis pas du tout en mesure de donner la solution aux problèmes de l'éducation.

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Después de Sarmiento © DR

C. L. : Comment filme-t-on un processus démocratique où chacun s'exprime et où au montage il faut choisir quelques personnages pour mettre en récit le documentaire ?

F. M. : En fait, j'ai dû couper dans le réel et y mettre mon propre discours pour construire le documentaire. Je te mentirais si je te disais que nous avons laisser s'exprimer toutes les différentes voix au sein de cette école, surtout vis-à-vis de la direction de l'école qui suivait pour moi une organisation très conservatrice à l'égard de la réalité politique et sociale présentée aux élèves. Nous avons tenté en revanche de montrer les différents milieux qui étaient dans cette école à travers leurs points de vue. La manière que j'ai choisie de filmer consistait à me focaliser sur les élèves. Pour cette raison, les interventions des professeurs passaient au second plan. Ce qui m'importait, c'étaient les réactions des élèves face à ce qui leur arrivait. La professeur de physique est une exception puisqu'elle a une telle présence physique que l'on ne pouvait pas comprendre la réaction des élèves sans la montrer.

Je dois avouer qu'il y a des propos très durs d'élèves sur d'autres et je trouvais injuste de garder ces scènes au montage. En effet, ils étaient alors dans un processus de conformation où beaucoup de paroles d'une même personne paraissent au final très contradictoires entre elles. Il y a également une part d'exagération sous forme de blagues dans ces propos. Même si l'humour repose sur une part de vérité, montrer ces propos revenait pour moi à les condamner alors qu'ils pouvaient très bien quelques années plus tard avoir un tout autre point de vue.

C. L. : En faisant ce film, étais-tu dans un processus d'investigation visant à connaître ce qui se passe dans cette école ?

F. M. : Peut-être, même si je ne l'ai jamais imaginé au préalable, que ce projet de film interroge également ma propre expérience de l'école où je n'étais pas bon élève, où j'ai eu des problèmes de discipline, où je haïssais l'école. Peut-être que ce film est une manière de comprendre ce que j'ai vécu, comme s'il s'agissait d'une thérapie psychanalytique. Plus consciemment, je me suis retrouvé dans cette école un peu par hasard : j'étais là parce que j'avais besoin de travailler. Mais je n'ai pas fait ce film dans n'importe quel lieu : ce qui m'intéressait c'était cette transformation du rôle de l'éducation à travers ce qui était proposé d'un côté et ce qui résistait de l'autre. J'avais un scénario, proche d'une fiction avec ses 80 pages où est précisé tout ce qui devait se passer. Mais la réalité est tout autre. Pour moi la scène où l'hymne national se transforme en cumbia synthétise tout ce que nous cherchions à exprimer.

Nous n'étions pas dans un processus d'investigation au sens intellectuel du terme mais bien davantage un travail de terrain préalable d'implication très forte.

C. L. : Dans le film de fiction de Santiago Mitre, El Estudiante, le propos est l'exact inverse de Después de Sarmiento puisque le personnage principal s'engage dans des revendications démocratiques étudiantes pour gravir peu à peu les échelons du pouvoir.

F. M. : Je respecte beaucoup le travail de cinéaste de Santiago Mitre, mais son film ne représente pas pour moi ce qui se passe dans les universités en Argentine où ont lieu les mouvements étudiants. Je considère que ce film monte en une théorie générale ce qui se déroule de manière isolée dans les mouvements étudiants. Les implications des étudiants ont des aspects bien plus riches dans des universités dirigées par la gauche. Alors que dans le film, faire parti de la gauche n'est qu'un moyen comme un autre pour finir à droite.

Si fiction et documentaire sont deux genres distincts, ils partagent de nombreux points communs. J'ai actuellement un projet de fiction qui est l'adaptation d'un roman dont l'histoire se déroule en 1977 durant la dictature en Argentine où je parle de l'époque actuelle des compromissions à partir du passé. On y retrouve comme dans le documentaire les thèmes sociaux et politiques.

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