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Cédric Lépine : Peux-tu parler de la ville de La Paz comme personnage à part entière de ton film ?
Vinko Tomicic : Le cinéma que j'aime se construit sur des lieux précis traversés par des thématiques universelles. J'ai vécu mes huit premières années de vie à La Paz où mon père travaillait. J'ai par la suite toujours voulu rendre compte de la Bolivie où mon rapport au monde a commencé à se construire. Lorsque j'y suis revenu en 2015, j'ai souhaité y situer l'intrigue de mon premier long métrage. Je devais alors construire une vision de La Paz capable de refléter le portrait émotionnel de mon personnage principal. En tant qu'équipe de cinéma, nous devions construire la géographie de la ville. Nous avons ainsi dû travailler avec une approche du clair-obscur. Il fallait que cette construction filmique prouve que je ne pouvais pas construire le film ailleurs que dans cette ville.
Le quartier dans lequel nous avons tourné semble hors du temps et c'est bien cette réalité qui s'y trouve, à l'image de ce téléphone filaire qui continue de fonctionner, alors que La Paz comme les autres villes du reste du monde utilise en même temps toutes les technologies modernes des réseaux sociaux résultats de la globalisation. D'un point de vue artistique, ces types de communication m'intéressent moins. Je voulais que ces moyens de communication anciens reflètent aussi les racines d'un lieu et notamment son portrait multiculturel. C'est pourquoi aussi dans ce monde moderne, les travailleurs de rue nettoyant les chaussures avaient aussi leur place. L'homogénéisation du monde rend plus difficile de porter et défendre la singularité des histoires de vie. Je ne peux pas célébrer la globalisation et l'uniformisation des personnes, je préfère davantage leur singularité.
C. L. : Quelle investigation a nécessité cette approche de la ville et de ce quartier ?
V. T. : Ce film est le résultat de six ans de recherches et de travail avec les acteurs naturels. Je suis très observateur de la vie quotidienne et il fallait que le film témoigne au mieux de la réalité des jeunes de ce quartier. Je voulais éviter de participer à une représentation touristique et pittoresque de la ville. Il fallait que le film reflète également la spatialité urbaine en hors champ. Il existe toute une approche sonore qui reflète l'identité de la ville.
Pour aborder l'histoire de mes personnages, j'ai choisi d'éloigner le point de vue moral sur eux. Quand on est jeune, on a besoin d'une reconnaissance d'une figure qui incarne l'autre génération. J'ai aimé mettre en valeur la passion d'une personne à lutter pour quelque chose et cela se retrouvera dans mon prochain film. J'apprécie ces personnes qui empêchent ainsi la globalisation de s'imposer sur le reste de la société. En cela aussi mes personnages me reflètent.

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C. L. : Tu peux parler ce que signifie pour toi le travail artisanal de confection de vêtement interprété par le personnage d'Alfredo Castro ?
V. T. : Son métier reflétait la contradiction avec l'activité du personnage interprété par Franklin Aro. Il y a une attraction entre eux parce que l'un désire chez l'autre ce qu'il n'a pas. Les deux personnages au niveau de leurs vêtements sont également diamétralement opposés. Politiquement, les deux personnages sont en situation de s'opposer au mode de vie de l'autre. Le racisme et la discrimination par les classes sociales existent encore malheureusement partout à l'heure actuelle, surtout lors de la confrontation avec de nouvelles personnes sur un territoire comme des migrants.
La Bolivie connaît un grand multiculturalisme où les descendants des peuples originaires ont beau être majoritaires, ils souffrent de discrimination sociale de la part de la classe dominante. Cela se reflète dans l'attitude du tailleur qui appartient à une classe supérieure au jeune homme et qui se permet de le traiter mal : il existe bien entre eux une exploitation. Ce type de relations sociales doit un jour ou l'autre s'achever. Le film ne témoigne donc pas à ce titre de réconciliation sociale.
Le jeune homme est fasciné par cet homme et il n'y a rien de plus vivant qu'une histoire traversée par ce type d'attraction qui pousse à découvrir de nouvelles choses en dehors de son quotidien délimité. Nous cherchons toutes et tous à découvrir des nouveaux espaces marqués par la fascination. Le véritable prix du film c'est de voir la place que prend peu à peu Franklin Aro en dehors du film dans l'espace social.
C. L. : La place du chien dans le récit offre différentes lectures symboliques.
V. T. : En effet, elle représente pour moi le besoin d'amour dans la relation affective qui s'établit avec le chien : c'est la pièce maîtresse du triangle qui lie les protagonistes entre eux. Quant à l'acte de voler, il est avant tout symbolique car en tant que cinéastes, nous sommes toutes et tous des voleurs d'histoires. Je vole ainsi un univers, je me l'approprie et je le restitue. Même si le titre du film fait penser au Voleur de bicyclette (Ladri di biciclette, 1948) de Vittorio De Sica, j'avoue qu'avant de faire le film, je ne l'avais pas vu. Ce hasard pourrait cependant offrir un hommage au néoréalisme italien, car il participe à reconstruire un monde après une période fasciste extrêmement dure en Italie. Cela évoque aussi les dictatures les plus sombres en Amérique latine où le néoréalisme est une manière de parler de la réalité et reconstruire un univers de récits à partager.
El ladrón de perros
de Vinko Tomicic
Fiction
90 minutes. Bolivie, Chili, Mexique, Équateur, France, Italie, 2024.
Couleur
Langue originale : espagnol
Avec : Franklin Aro, Alfredo Castro, Teresa Ruiz, María Luque, Julio César Altamirano, Ninón Dávalos
Scénario : Vinko Tomicic
Images : Sergio Armstrong
Montage : Urzula Barba Hopfner
Musique : Wissam Hojeij
Scripte : Alejandro Wirth
Production : Edher Campos, Matías De Bourguignon, Gabriela Maire, Álvaro Manzano Zambrana
Coproduction : Omar El Kadi, Mario Mazzarotto, Nadia Turincev
Production exécutive : Nadia Turincev, Francesca Noia van der Staay
Sociétés de production : Easy Riders Films, Movimento Film, Color Monster, Calamar Cine, Zafiro Cinema
Vente internationale : LuxBox