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Cédric Lépine : Comment présentez-vous ce voyage sensoriel entre fiction et documentaire ?
Pamela Pequeño : Le film raconte le voyage d'un retour dans un lieu que je connais bien pour l'avoir découvert durant mon enfance. Cobija se trouve proche du désert d'Atacama au nord du Chili, loin de Santiago où je vis. L'imaginaire issu de mon enfance provient de ce lieu où j'ai vécu de nombreux moments avec mon oncle. D'une certaine manière j'ai souhaité reproduire avec ce film des sensations vécues à cet âge. Le film possède également une partie de fiction proche de la dystopie construite à partir de choix déterminés de mise en scène. La couleur de l'image a ainsi été accentuée pour ressentir une tonalité fictive. Cela participe d'ailleurs à l'histoire que je raconte et qui concerne les personnes qui vivent à Cobija. Les sensations éprouvées peuvent être surprenantes pour les personnes venant comme moi de la capitale.
En ce sens le film est un documentaire puisqu'il parle d'une localité et de personnes qui existent. La théorie initiale que j'avais en faisant ce film c'est que dans ce lieu la vie et la mort sont étroitement liées. Durant le tournage, le protagoniste du film est décédé, aussi la réalité m'a invitée à raconter mon histoire d'une autre manière.
C. L. : Comment résoudre par les choix de mise en scène la nécessité de raconter des choses qui ne se voient pas ?
P. P. : Il est essentiel de dire que ma principale référence est Pedro Páramo (1955) de Juan Rulfo où il est question d'un village où les habitant.es semblent vivant.es mais pourraient aussi bien être des fantômes. La population de Cobija est réelle mais très peu nombreuse où il semble que passé, présent et futur se mélangent aisément au quotidien. Des panneaux solaires sont utilisés parce qu'il n'y a pas de réseaux électriques, de commerces, d'église, d'école. La perception de la mort est ici très différente. Quand la mort arrive, tout le village vit le deuil. Beaucoup de choses se sont passées durant le tournage et je ne savais pas si j'allais pouvoir le terminer.
D'une certaine manière, la réalité forme le regard que je cherchais sur le film : tel est le cadeau de la rencontre avec le lieu. Dans le désert existe une mémoire à la fois politique et sociale. Ce lieu très sauvage est très difficile à vivre pour les personnes venant de la capitale. La population, semi-nomade, pourrait être vue comme pauvre mais elle ne l'est pas. Il est difficile de la comprendre mais cela lui donne une liberté.
Toutes les choses semblent sur place immuables. Ainsi, je me rappelle que je me demandais durant mon enfance pourquoi il y avait des vêtements sur le sol, des meubles et des chaises au milieu de nulle part ? Personne n'a pu m'expliquer mais plus tard j'ai compris : tout reste sur place parce que personne ne vole ou récupère les objets abandonnés.
C. L. : Au moment de l'écriture, comment raconter une histoire sans rencontres humaines ?
P. P. : En comparaison avec mes précédents films, celui-ci est très intuitif et déstructuré. Ce qui était clair pour moi, c'est que je voulais faire un film très sensoriel afin de partager les sensations que j'avais de ce lieu. Le but était d'amener toute personne à travers le monde à ressentir ce que j'avais personnellement senti dans ce lieu. Au fond, j'ai réalisé une carte d'amour de ce lieu. J'ai laissé la voix aux personnes qui voulaient me raconter ce lieu. Faire ce film était un véritable défi, naissant à partir de mes intuitions.
La quête du trésor apparaît parce que Danilo, décédé, aimait partir à la recherche d'un trésor. Je l'ai accompagné sur plusieurs expéditions archéologiques afin de déterrer des objets dans des villages autochtones. J'ai vu comment étaient conservées les momies. J'ai créé une véritable mise en scène autour de ces récits et de ces désirs de trouver un trésor. Au final la quête de ce trésor est métaphorique.
S'il est difficile de définir ce film, c'est aussi là sa force, offrant à toute personne à travers le monde l'expérience d'un véritable voyage. Le film est ainsi né de cette intuition initiale autour d'une histoire familiale où émerge une mémoire. Or, la mémoire est une fiction. J'ai également ajouté à ce film des éléments qui viennent de la mémoire que j'ai de mon enfance.
Or, mon enfance se situe dans les années 1970, ce qui est cohérent dès lors avec l'image d'une caméra réalisée en Super8 et la texture de la couleur de l'image qui en résulte. Les photographies en noir & blanc viennent de la maison de ma tante où j'apparais par exemple enfant. Je ne souhaitais pas faire un récit autobiographique mais le film est une mémoire de mon enfance. Ce voyage de retour que je fais à Cobija me permet de voir que rien n'a changé et de partager ce voyage lui-même avec le public du film.
C. L. : Peut-on voir le film comme une tentative de mettre en lien des personnes de lieux distincts ?
P. P. : Toutes les personnes de la capitale ont un jour été en vacances à l'extérieur. Tout le monde possède ainsi son propre Cobija. Je me rappelle que je dessinais enfant ce lieu et que l'on me disait que c'était un lieu horrible alors que je l'adorais. J'attendais même toute l'année le moment où j'y reviendrais. Il est important d'entendre les voix des personnes qui vivent sur place. Leur manière de parler est spéciale et provient d'une longue histoire orale, mise en valeur par des histoires fantastiques. Les habitant.es vivent au quotidien cette réalité présente dans ces histoires. Leur réalité est souvent extrêmement liée avec la fiction.
Ces lieux sont également marqués par de nombreux sacrifices issus des activités extrativistes minérales et hydroélectriques qui ont contaminé l'eau où la population pèche pour leur alimentation.
Il est intéressant de voir comment la population reçoit et interprète la mort de leur leader. Je pense que c'est là une manière de rendre visible leur propre histoire.

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C. L. : Quelle a été la difficulté pour produire ce film ?
P. P. : Il m'a fallu dix ans pour faire ce film alors que je n'ai eu besoin que d'une année pour les films précédents, où j'ai trouvé les fonds associés aux sujets traités. Pour Cobija, cela ne s'est pas passé de cette manière. La difficulté était alors de tourner ce film loin de tout, où il n'y avait rien. Pourtant, il était essentiel pour moi de vivre sur place pour que les personnes me connaissent et commencent à me confier leurs histoires. Cependant, les populations du nord du Chili ne se confient pas facilement aux personnes qui ne font pas l'effort de partager leur quotidien.
La difficulté dans le documentaire lorsque l'on veut représenter un monde dans lequel on ne vit pas, c'est de mener une longue investigation. Il faut aussi démontrer à la population ses bonnes intentions et la spécificité du projet : tout cela prend du temps. Je suis ainsi revenue plusieurs fois pour tourner entre 2014 et 2022.
Je vois beaucoup de films de fiction que j'adore mais je ne pourrais pas en faire, car cela nécessite beaucoup de responsabilité autour de choses qui ne m'intéressent pas. Cela ne m'empêche pas d'avoir un respect énorme pour celles et ceux qui font des fictions parmi lesquel.les j'ai plusieurs ami.es.
Je ne me crois pas poète mais j'aime bien à travers mes films m'approcher de la poésie. Les textes écrits au début du film m'ont demandé une année : je souhaitais être très précise dans cette écriture sans utiliser la parole. On dit que le Chili est un pays de poètes et de documentaristes. C'est vrai que nous bénéficions de documentaristes aux films fascinants où l'on trouve surtout de nombreuses femmes.
Je pense à une parole de Patricio Guzmán où il explique qu'une équipe de documentaire tient dans une voiture, ce qu me correspond bien. Je travaille depuis plusieurs années avec la même équipe et ses membres sont comme ma famille. Il existe entre nous une confiance indispensable pour faire ce type de film. Dans mes documentaires, il y a toujours une partie autobiographique parce que les récits sont intimes, alors que sur les tournages se passent de nombreuses choses où les masques tombent.
La production du documentaire est difficile : il faut toujours chercher longuement les fonds pour les financer. Heureusement, nous avons au Chili des fonds d'État mais ils ne sont jamais suffisants. Il y a beaucoup de bureaucratie, il faut sans cesse entrer en compétition avec tes collègues et ami.es pour l'accès à l'argent. La télévision de son côté n'aide en rien. Pendant deux ans j'ai voulu arrêter la réalisation de Cobija qui prenait déjà beaucoup de temps avant d'y revenir et de le terminer.
Cobija
de Pamela Pequeño
67 minutes. Chili, 2025.
Couleur
Langue originale : espagnol
Scénario : Pamela Pequeño
Images : Diego Pequeño
Montage : Javiera Velozo Saldivia
Musique : Pablo Mondragón
Son : Isaac Moreno
Design sonore et mixage : Oreja de Oso
Design : Natalia Geisse
Direction artistique : Alfredo Verdejo
Correction de la couleur : Lucho Quevedo
Images en postproduction : Atómica
Production : Pamela Pequeño, Adriana Silva
Sociétés de production : Limbo Lab, Creas Films
Production général : Cecilia Gómez