Billet de blog 27 mars 2017

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Felipe Bragança, réalisateur de "La Fille alligator"

"La Fille alligator" (Não devore meu coração) de Felipe Bragança était en compétition officielle au festival Cinélatino, Rencontres de Toulouse en mars 2017. C’est à cette occasion qu’a été réalisé cet entretien.

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Felipe Bragança © Laura Morsch-Kihn

Cédric Lépine : Peux-tu rappeler le contexte historique du film où il est question d’un conflit avec les Guaranis à la frontière entre le Brésil et le Paraguay ?
Felipe Bragança :
L'identité du Brésil actuel repose sur l'idée qu'il s'agit d'un pays de paix : il existe toute cette mythologie selon laquelle les Brésiliens n'aiment pas la guerre et qu'ils vivent en paix. Cependant, le Brésil a été construit sur une histoire violente d'invasions. Je préfère utiliser le terme « invasion » plutôt que « colonisation » de la part des pays européens qui se sont emparés des terres des Indiens. Je me rends compte que le Brésil traverse actuellement une crise profonde d'identité, où les groupes d'extrême droite illégalement au pouvoir promeuvent la création d'une identité et une culture spécifiques. Pour moi, l'évocation du conflit historique entre le Brésil et le Paraguay permet de réfléchir au pays que nous sommes en train de construire. Pour tenter de comprendre ce que nous faisons maintenant, il est pour moi incontournable de comprendre la violence de nos actes dans le passé et dont on ne parle pas actuellement au Brésil. Dans les cours d'histoire, la guerre entre le Paraguay et le Brésil est évoqué très brièvement. Il s'agit pourtant d'un énorme génocide : nous avons tué près de 90% de la population paraguayenne. Je me souviens des histoires que me racontait ma grand-mère, une indienne guarani qui parlait peu le portugais. Son village d'origine a été presque totalement décimé. Je souhaitais dans ce cadre concentrer mon histoire sur une région habitée par les Guaranis et créer une sorte de fable contemporaine où il est question de l'amnésie à l'égard de l'histoire d'un pays.

C. L. : Pour nourrir ton scénario, as-tu réalisé un travail d'investigation pour tenter de refléter la réalité sociale ?
F. B. :
Le film est à ce point de vuz comme un documentaire au sens où il traduit ce qui se passe actuellement. Le scénario repose sur deux histoires courtes issues du livre Curva de Rio Sujo de l’écrivain brésilien, Joca Reiners Terron, qui vit actuellement à São Paulo mais qui a grandi dans la région où se déroule le film. Ses souvenirs se réfèrent aux années 1980. Quatre ans avant le tournage de ce film, j'ai commencé à voyager dans cette région, à parler avec les personnes de part et d'autre de la frontière. Avec les jeunes, j'ai souhaité me rendre compte comment apparaissait la conscience historique de la guerre. Ils ne m'ont évidemment pas parlé de la guerre et des aspects de la vie quotidienne mais de choses plus personnelles comme des histoires d'amour et d'amitié autour de la frontière. Les a priori que l'un avait sur l'autre se retrouvaient dans toutes les conversations. Seul, sans équipe, j'ai traversé plusieurs villes de la frontière et j'ai commencé à parler avec les personnes de l'histoire, prenant en compte leurs réactions. Même s'il y a des liens d'amitié entre les deux côtés de la frontière, il existe également beaucoup de peur. Ainsi, les Paraguayens de cette région craignent les Brésiliens qui sont pour eux des personnes qui ont beaucoup d'argent, de pouvoir et peuvent contrôler l'autre, tandis que les Brésiliens ont peur des Paraguayens en raison d'histoires qu'ils ont entendues dans le passé et qui leur fait dire « les Paraguayens nous détestent ». Tel est le contexte social où des personnes en viennent à ne plus pouvoir avoir confiance en l'autre. Pour le film, j'ai dû mélanger, à un moment du tournage, acteurs non professionnels guaranis et brésiliens ; je leur ai demandé si tout allait bien et ils m'ont répondu « bien sûr, ici il n'y a ni Brésil ni Paraguay parce que la frontière est un mensonge. » Ainsi apparaît le contexte social implicite du film, terreau sur lequel se développe une histoire d'amour.

Illustration 2
« Não devore meu coração » de Felipe Bragança © DR

C. L. : Autour d'un contexte local, tu utilises des références universelles, qu'il s'agisse des films de teen movie des années 1980, de la trame de l'amour impossible d'un Roméo et Juliette, etc.
F. B. :
Le film est basé sur le point de vue du jeune Joca selon l'idée que celui-ci tente d'organiser son monde afin de mieux le comprendre. Il utilise alors les armes dont il dispose. Celles-ci ne sont pas les histoires de la région puisque cette dernière tente d'occulter la mémoire de la violence du conflit historique. Les armes de Joca sont une accumulation d'éléments issus des États-Unis. En effet, au Brésil, la culture pop marque énormément les jeunes, aussi bien dans les grandes que les petites villes. Ainsi, les interrogations d'un garçon de 13 ans pour savoir ce qu'il doit faire pour être lui-même passe par les modèles de héros qui viennent de l'extérieur. Ses références sont fragmentées et issues de la culture pop de l'héroïsme autour des super-héros et des bandes en motos. Ainsi, ce mélange de références est une manière de témoigner des tentatives du jeune pour comprendre son univers mystérieux. Ceci en dialogue avec Basano, la jeune fille guaranie, qui se réfère à toute la mythologie locale. Il y a ainsi un conflit entre Basano qui tente de maintenir la mémoire et ce garçon qui s’efforce d’utiliser toutes les poubelles de la culture pop. La recréation des références mythologiques est ainsi pour tous une tentative de comprendre le monde dans lequel les personnages sont plongés. Par exemple, le groupe des motards était pour moi un élément très important. Avant de le découvrir dans le film, Joca parle à son frère de son « gang » et celui-ci le reprend en disant qu'il s'agit seulement d'un « groupe d'amis ». En effet, tout le film est construit à travers le regard mythologique de Joca où l'on découvre d'abord sa vision du monde avant d'être confronté aux choses elles-mêmes.
J'aime pour ma part mélanger toutes les références que j'ai parce que je considère que pour faire un « film latino » il n'est pas nécessaire de nier tous ses liens avec la culture pop étatsunienne, cet impérialisme culturel dévastateur. Je préfère les utiliser plutôt que d'être incidemment orienté par elles. Cette utilisation peut permettre de porter un nouveau regard sur elles. Malgré tout, le processus créatif est beaucoup plus intuitif que ce que je suis en train d’expliquer.

C. L. : Le film présente toute une réflexion sur la construction de la virilité, de l'héroïsme masculin machiste.
F. B. :
Ma préoccupation centrale pour moi sur ce film consistait à traiter d'un côté l'idéalisme dévolu au macho en Amérique latine et d'un autre la décadence de celui-ci. Ceci est traité à partir des personnages masculins de Joca et de son frère aîné Fernando qui tentent tous deux de s'affirmer comme des machos qui doivent tout autant conquérir une terre qu'une femme. Si l'un est romantique et l'autre non, tous deux sont unis par la même préoccupation de s'affirmer en tant que macho dans cette région d'Amérique latine à partir de références pop étatsuniennes. Ainsi le récit tourne finalement sur l'impossibilité à l'époque contemporaine de réaliser ce projet machiste. L'idée de Joca d'être un héros de cape et d'épée, véritable petit conquistador, ne peut qu'échouer, comme le projet de Fernando d'être un biker héroïque. Les forces de changement dans cette région, comme en témoigne le film, ne peuvent venir que des femmes. Si la plupart des leaders politiques sont actuellement des hommes, ils se révèlent bien vides au fond par rapport à ce que la population peut attendre d'eux. Si l'on finit avec le regard de Basano, c'est que la ligne narrative a désormais changé après celle initiale de Joca. Pour cela, il fallait auparavant entrer complètement dans l'imaginaire de l'héroïsme masculin. Le projet du romantisme masculin de l'amour salvateur est voué à l'échec : l'amour ne sauve rien ni personne.

C. L. : Au cours du récit, on se rend compte que l'amour est possible lorsque les individus se sentent appartenir davantage à leurs émotions personnelles qu'à leur appartenance communautariste pour laquelle ils sont prêts à se battre.
F. B. : En effet, il faut pouvoir accepter la défaite. La première chose consiste donc à accepter que le Brésil, en tant que projet de pays parfait, est un échec depuis bien longtemps. Si on ne l'accepte pas, si l'on reste amnésique face aux violences passées, rien ne changera au présent. Ce conflit s’illustre dans le film entre l'oubli total et le fait de ne rien oublier propre à Basano. Il y a certainement un dialogue à établir entre les deux et il faut y veiller. Jamais Basano ne dit qu'elle n'aime pas Joca : elle refuse simplement que pour aimer Joca elle doive oublier la rage qu'elle porte à l'égard des Brésiliens. Actuellement, le Brésil est dans ce projet d'oublier le passé pour aller vers le futur.
Le Brésil a connu une invasion violente et ce n'est que récemment que l'on parle de pays en paix. Cette violence était en cours jusqu'à la fin du XIXe siècle. Ce n'est qu'au XXe siècle qu'a émergé l'idée que le Brésil pouvait être présenté comme un pays de métissage culturel pacifié. Les films des cinéastes de ma génération viennent ainsi requestionner, sans nécessairement la nier, cette idée de pacification. Jusqu'à aujourd'hui, les Guaranis comme les autres Indiens de cette région continuent à être assassinés chaque jour. Dans un village guarani où je me suis retrouvé peu de temps avant le tournage du film, j'ai appris que des personnes étaient mortes dans un incendie criminel. Si l'on peut prendre le film comme une fable, la réalité est en fait bien plus folle. Pour le reste du pays, ces assassinats sont commis dans le plus grand silence parce qu'il s'agit d'une guerre non déclarée.
Depuis plus d'une décennie, on parle du Brésil comme un pays qui a parfaitement assumé ses origines africaines. On peut constater que les Afro-descendants sont urbains alors que les Guaranis habitent leur terre d'origine. Ainsi, évoquer les Guaranis, c'est parler de la question de la propriété des terres. En l'occurrence, même les gouvernements de gauche au Brésil n'ont pas eu le courage politique de parler de ce sujet central au Brésil qu’est la propriété de la terre. On retrouve notamment dans cette région la présence des grandes entreprises de l'agro-industrie. La question des Guaranis dans le projet politique du Brésil est ainsi très complexe et devient vite tabou. Il faut quitter l'image exotique de l'Indien qui vit paisiblement dans sa communauté : les Guaranis survivent encore à l’heure face aux massacres et luttent pour leurs droits.

fiche du film sur la page du festival Cinélatino

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