Billet de blog 27 avril 2016

Cédric Lépine (avatar)

Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Ariel Rotter, à propos de son film « Un homme charmant »

Depuis le 20 avril 2016, le nouveau film "Un homme charmant" (La Luz incidente pour le titre original).du cinéaste argentin Ariel Rotter est disponible dans toutes les salles de cinéma qui auront le bonheur de le programmer.

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Cédric Lépine : Quelles sont pour vous les étapes les plus créatives et satisfaisantes dans l’élaboration d’un nouveau film ?

Ariel Rotter : Je pourrais mettre en valeur les étapes les plus satisfaisantes de réécriture, que sont le montage et la bande son. Ce sont des moments où je ne suis pas entouré d’un très grand nombre de personnes et je trouve dans ce contexte plus facile de me connecter avec le matériau avec lequel je travaille.
Lors du montage - après avoir surmonté le deuil initial qui consiste à accepter que l'image ne pourra plus être une autre - il y a une grande libération, à commencer à travailler avec quelque chose de concret, immuable en soi.
Apparaît alors – à partir de tout ce qui a été filmé – d’un côté ce qui s’est incarné et de l’autre ce qui ne l’a pas été. C’est ce qui parvient à transcender, à travers une mutation qui va de la théorie au concret. Et cela serait la nouvelle matière première de la réécriture que suppose le montage. Tout le reste disparaît et le film se réinvente.
Découvrir et ressentir quelle partie du matériel a réussi à transcender et quelle autre non, est un processus fabuleux.

Le travail sur la bande son, quant à lui, est un autre moment très agréable parce que – à nouveau - ayant surmonté le deuil d'avoir monté le film, maintenant seulement on peut améliorer et augmenter le film sur le plan sonore et découvrir ces nouvelles dimensions qui font que parfois, lorsque l’on remonte le film, un son que l’on découvre par hasard fait évoluer une scène qui dure plus longtemps, moins longtemps ou disparaît.
Je trouve aussi très créatif la recherche des lieux de tournage, parce que quelque chose se matérialise, en raison de l'espace et de la logique spatiale, achevant de configurer le comportement possible des personnages fictifs qui n’ont encore d’autre existence que celle donnée par l’écriture.
Le tournage est un moment très exigeant, très anxieux. Le temps d'attente est pour moi difficile à surmonter. Mais lorsque la caméra tourne, débute un moment de grande connexion, où je tente de rester sensible et réactif, en essayant de capturer et de comprendre ce qui se passe à l'intérieur de mes personnages.

Cédric Lépine : La nouvelle génération de cinéma argentin depuis plus de deux décennies offre un nouveau regard sur l’identité féminine, qu’il s’agisse de votre film, ou du cinéma de Diego Lerman, Lucrecia Martel, Natalia Smirnoff... Quel est l’espace réservé aux femmes dans la société contemporaine ?

Ariel Rotter : Il y a tant de personnes qui se dédient à théoriser en profondeur cette question, que je ne me sens pas autorisé à le faire. Je ne peux avoir qu’une approche du sujet de mon point de vue personnel relativement à mon expérience personnelle. Dans ce cas, je peux dire qu’au début du processus d'écriture j’ai eu, face à la question d’aborder un personnage féminin, le sentiment d'être face à un défi particulier et différent. Mais alors, en entrant dans le processus lui-même, et allant dans la complexité et l'humanité du personnage, je n'ai trouvé aucune différence quant au genre. Autrement dit, le personnage était à la fois insaisissable pour moi ou accessible comme s’il s’agissait d’un personnage masculin. En définitive, au fond de moi il n’y avait aucune différence. Je suis davantage intéressé par les personnages en tant que tel, que leur sexe.

Récemment, j’ai participé en tant qu'invité à une table ronde sur cette question du rôle des femmes dans le cinéma et un spécialiste démontrait avec des chiffres et des graphiques très éloquents que le cinéma mondial est, en une écrasante majorité, tenu par des protagonistes masculins, à la fois devant et derrière la caméra. La question est beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît. Mais je ne pouvais pas non plus à ce moment-là, faire plus que partager mon sentiment à ce sujet.

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© Urban Distribution


Cédric Lépine : Lorsque l’on réalise un « film d’époque » comme Un homme charmant, comment se mélangent le présent de l’écriture et l’époque du récit ?

Ariel Rotter : Pour moi, il était très important de parvenir à comprendre à quels points étaient liés l’époque et le comportement des personnages. En ce sens, j’ai compris que les paradigmes de bien-être de ces années, eurent une influence décisive sur les actions des protagonistes.
Aujourd'hui aussi, mais beaucoup plus clairement à cette époque, le concept de ce que devrait être une famille complète, saine et réussie, devait inclure une référence paternelle, non seulement en tant que pourvoyeur de ressources, mais aussi comme une figure qui garantissait la bonne éducation des enfants.

Mais je n’ai jamais prétendu faire une thèse sur la situation des femmes, ni sur une époque, ni sur la société argentine de classe moyenne : mon centre d'intérêt a toujours été limité par le fait de tenter de comprendre la spécificité humaine et pourtant si contradictoire de ces personnages dans ce noyau familial spécifique qui sont en conformité avec les circonstances qu’ils habitent.
Paradoxalement, dans ma perception, quelque chose affecte profondément le comportement des personnages : ceux-ci fuient vers l'avant, prisonniers de l'anxiété et de la contrainte d’avoir à résoudre le fonctionnement de leur vie. Tous deux se sont lancés sur un chemin intérieur où il s’agit de résoudre ce qui a été tronqué.
Pour Luisa, l’énergie que son prétendant apporte avec lui est marquée par l’urgence tout autant que l’attraction. Et bien qu’elle soit liée affectivement à son époux, son désir de revenir à la « normale », fait évoluer sa perception jusqu’à ne plus être en mesure de distinguer la différence entre ses besoins et ses désirs.
De son côté, Ernesto est un "célibataire" qui rencontre, à l’orée de ses 50 ans, la possibilité d'avoir en une fois toute une famille : par rapport à l'image de cette époque, le paradigme d'un homme pleinement réalisé, est très attirant pour lui.


Cédric Lépine : Vous avez dit dans un précédent entretien que ce film est inspiré d’éléments de votre propre histoire : comment prenez-vous en compte cette aptitude du cinéma à voyager dans la mémoire, comme en psychanalyse, pour reconstruire un récit peu connu, en l’occurrence les sensations d’une femme et sa quête pour retrouver sa place dans la société ?

Ariel Rotter : Je dois préciser que je ne pense pas qu’il s’agisse d’une autobiographie. En revanche, je pense que c’est une fiction qui prend une série d'événements ponctuels spécifiques d'un passé personnel familier et à partir de ceux-ci, se développe un jeu d’hypothèses possibles, justement pour essayer de découvrir qui sont ces personnages, car il n’y a rien de plus mystérieux et ambigu que ce qui est très proche.
J’ai déployé tout un processus de distanciation avec les références personnelles, car autrement, je n’aurais pas pu travailler avec elles.
Mais mes intentions séparatistes ont été bafoués encore et encore. Et ce fut un véritable défi de tenter de surmonter les multiples tentacules, que le lien à l'idéal, à la culture et aux affects me liaient au projet, car après tout, ce qui définit ma relation avec ce film est l’appartenance, et de la même manière que ce film m’appartient, j’appartiens à ce film.
Faire ce film fut pour moi douloureux et libérateur en même temps, sans jamais savoir si quelque chose de tout ce qui a été raconté, était quelque chose qui pourrait devenir une expérience transmissible à d’autres personnes.

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© Urban Distribution


Cédric Lépine : Le film met également en valeur l’importance du travail du deuil.

Ariel Rotter : Les cérémonies (mariages, funérailles, etc.) ont une fonction didactique : elles nous permettent de comprendre quelque chose de plus sur ce mystère qu’est la vie.
Quand une personne ne peut pas assister aux funérailles de ses proches, il en résulte qu’il est plus difficile pour lui d’accepter la disparition.
Dans cette histoire, nous sommes face au cas d'une femme qui non seulement ne pouvait pas vivre son deuil, et qui se retrouve à devoir résoudre deux questions laissées en suspens, simultanément, dans des directions opposées : un pas en avant, pour essayer de comprendre si elle peut revitaliser sa famille et un autre pas en arrière pour essayer de traiter ce deuil ignoré jusque-là. Ce double postulat avait le caractère et l'actrice. D’un autre côté, plus intime et secret, j’ai toujours senti que ce serait un film de fantômes. Où aucun des deux hommes finit par s’affirmer de l’ensemble, mais, qu'ils soient présents ou absents, exercent une force invisible sur elle.

Cédric Lépine : Avec le noir et blanc, le film entre dans une relation directe avec l’histoire du cinéma : si l’on peut penser d’un côté à l’influence du cinéma hollywoodien (Joseph L. Mankiewicz par exemple) peut-on également mettre en lien le film avec l’histoire du cinéma argentin ?

Ariel Rotter : On m’a souvent demandé si ce film dialoguait avec la génération du cinéma argentin des années 1960 : Leopoldo Torre Nilsson, Manuel Antín, Rodolfo Kuhn. À cet égard, je ne peux pas m’empêcher de me sentir injustement flatté et honoré par cette remarque, mais ceci n'a pas été prémédité.
On pense généralement que le directeur est une personne qui décide de tout et doit prendre des décisions à chaque instant, sur tous les aspects d'un film.
Je sens plutôt le contraire : je me sens un peu esclave de tout ce que le film est déjà.
C’est comme si les films, quelque part, étaient déjà faits : nos sensations, notre cœur et nous-mêmes devrions être les destinataires de ce flux de matières que ce projet propose. Ainsi, notre travail consiste à pouvoir les interpréter et les traduire en une image, qui constitue finalement le film.
La même chose vaut pour l’esthétique du film et l'image en noir et blanc.
Dans ce cas, tout était déjà décidé: je me suis accordé avec le passé de cette famille à travers une série de photographies en noir et blanc. Certaines étaient des cadres photographiques qui se référaient à deux personnes que je ne connaissais pas - qui ont eu l'accident - et dont personne ne parlait. Et ces personnes se sont développées en moi, tout un univers de conjectures et d'inquiétude. Ils étaient mes propres fantômes de famille.
D'autres photographies en revanche sont restées 40 ans dans un placard, sans que personne d’autre que moi, souhaita les voir. Mais je les ai vus furtivement durant mon enfance. Parce que ces images étaient le seul témoin pour voir ma famille ensemble et parce qu'elles étaient le pilier de ma conviction selon laquelle ceci s’était réellement passé. Toutes les photos étaient en noir et blanc. Par conséquent, jamais je n’ai songé faire le film en couleur : il a toujours été envisagé en noir et blanc.
Le beau travail du chef opérateur Guillermo Nieto et de la directrice artistique, Aili Chen, ont fait que le film s’est développé jusqu’à devenir d’une élégante austérité.

Illustration 3
© Urban Distribution


Cédric Lépine : Pouvez parler de la force d’un cinéma comme Un homme charmant qui se construit avec l’apport essentiel d’acteurs très talentueux ?

Ariel Rotter : L'Amérique latine dans sa globalité vit un moment intense de sa cinématographique, mais ceci provient justement de l’hétérogénéité et de la variété de ses propositions.
Si parfois certains peuvent penser qu'il y a d’un côté un cinéma d’« acteurs » et de l’autre un cinéma avec des « personnes réelles » - ce dont je doute et qui mérite une discussion à part entière - dans mon cas j'aime travailler avec des acteurs de fort caractère et de forte personnalité.
J'aime m’interroger sur mes protagonistes, patiemment et soigneusement. J’ai besoin qu’ils aient la force et la confiance en eux-mêmes pour supporter la charge de faire avancer l'histoire sans révéler exactement ce qui leur arrive et sans trouble pour démontrer le chemin intérieur qu’ils sont en train de suivre.

En définitive, mes films récents, autant El Otro qu’Un homme charmant proposent d’assister au cheminement intérieur de leurs personnages et proposent au spectateur d’essayer de comprendre ce processus et dans le meilleur des cas, le spectateur fait, avec les personnages, son propre voyage intérieur.
J'ai écrit le scénario d’Un homme charmant en pensant à Erica Rivas dans le rôle principal.
J’ai toujours été touché par elle, à travers cette sensation qu’elle transmet d'être légèrement en dehors de son axe : comme un état mixte de calme et d'anxiété permanente.


Cédric Lépine : On peut voir aussi dans la traduction littérale du titre original (La Luz incidente : « La Lumière inattendue ») une métaphore du cinéma même : la lumière est celle qui construit le cinéma, et les films sont les jouets des acteurs qui les découvrent et jouent dès lors une identité alternative comme les protagonistes du film. Ainsi, le film questionne le spectateur : « que peut-on attendre du cinéma ? qu’est-ce qui se reflète de la vie en lui ? »

Ariel Rotter : Du cinéma j’attends tout, parce que dans son rituel d’obscurité partagée, je suis invité à connaître et comprendre le monde. En dehors du cinéma, tout est plus confus.
J'aime quand quelqu'un peut faire ses propres hypothèses sur ce qu'un film propose, mais je ne peux pas être le seul à expliquer cette hypothèse. Chacun est le propriétaire de son imagination. Je ne me suis jamais fixé d’objectifs trop ambitieux, parce qu’en général je travaille à partir de l'aveuglement le plus profond, d'instinct, sans clarté ni distance pour les matériaux que j’utilise.

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