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Cédric Lépine : Que signifiait pour toi de convoquer à travers ce film cette époque avec son contexte social, l'épidémie de VIH et la situation de la dictature ?
Diego Cespedes : Je pense que revenir sur le discours de haine véhiculé par le passée est quelque chose que nous devons nous rappeler, et je pense aussi que le thème central, pour moi, a toujours été la résistance de ces groupes et comment, au final, ses membres ont créé une famille pour rechercher la tendresse que tous les humains recherchent. Pour moi, c'est de cela qu'il s'agit dans le film : dans les moments sombres, nous avons toutes et tous besoin de cette tendresse. C'est là que réside le cœur du film, et bien sûr, le VIH comme contexte est important parce qu'il a marqué l'histoire moderne et que le contexte de discrimination à l'égard des dissidences peut se reproduire aujourd'hui, avec le retour de l'extrême droite au pouvoir. Ainsi, la résistance de ces groupes est quelque chose dont nous devons reparler.
C. L. : Est-ce que la fidélité à la reconstitution de l'époque était importante pour vous ?
D. C. : Non, pas vraiment. Il y avait une référence directe à l'époque, aux costumes, et à certaines choses, mais ce n'était pas une contrainte si importante. En fait, c'est quelque chose sur lequel nous n'avons pas beaucoup travaillé avec les acteurs.
Nous avions ainsi une liberté beaucoup plus grande parce que je sentais aussi que mon intention n'était pas simplement de parler d'une époque qui m'importait moins que le contenu et ce que ressentaient les personnages.
Matías Catalán : Oui, nous avons fait un long travail de recherche. Je suis d'accord avec Diego, il s'agit surtout de comprendre un peu comment on vivait dans le contexte de cette époque. Inévitablement, l'esthétique commence aussi à apparaître. Bien sûr, du côté des interprètes, le travail des maquilleurs, des coiffeurs et des costumiers aide beaucoup à commencer à se sentir un peu dans la peau du personnage.
Je me suis senti très étranger pendant presque tout le processus de répétition, jusqu'à ce que je parvienne à me voir comme l'image de ce personnage. J'ai alors commencé à mieux comprendre l'importance de l'époque et de l'esthétique. Avant, je m'étais surtout consacré à la recherche de références sur le plan psychologique et social, mais bien sûr, l'esthétique est également liée à cela. Je pense simplement qu'il existe différentes façons d'aborder un travail, et dans ce cas précis, je l'ai abordé davantage de l'intérieur vers l'extérieur.
C. L. : Avais-tu envie de jouer avec les codes et l'esthétique du western autour de la confrontation entre bandes rivales dans un milieu désertique ?
D. C. : On me pose souvent la question du western mais c'est quelque chose qui est apparu à la toute fin du film, avec une scène, celle où Lidia affronte Yovani, qui était écrite et inspirée de westerns, mais en dehors de celle-ci, le reste ne l'est pas.
Il m'arrive aussi souvent que l'on compare mon film aux films de Pedro Almodóvar, par exemple, parce qu'il y a des gays, des travestis, des transsexuels et beaucoup d'humour. Cependant, le fait est que les communautés gays ont toujours eu ce type d'humour et c'est Almodóvar qui l'a copié, et non l'inverse.
Il y a également une scène d'affrontement qui est clairement un anti-western, parce qu'elle va à l'encontre de la confrontation à laquelle on pourrait s'attendre, et qui parle justement de la capacité à parler et à se regarder.

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C. L. : Comment vois-tu cet espace rural alors que les communautés trouvent plus facilement refuge dans des milieux urbains ?
D. C. : Je pense que les films ont généralement tendance à raconter le monde de la ville, parce que c'est là que vivent les cinéastes, et que ce sont les lieux qui leur sont les plus proches, mais la réalité est que les dissidences ont toujours existé et sous différentes formes. Je me souviens d'ailleurs que l'une des références pour construire la cantina en tant que telle dans le film était une série de photographies de Paz Errázuriz, intitulée La Manzana de Adán, qui montrait un lieu, dans les années 1970, loin de la capitale. Ces lieux existaient, ils étaient bien là, et l'idée de créer une famille et de rechercher la tendresse est quelque chose qui existe. Je pense simplement que ce qui se passe aujourd'hui, c'est que nous pouvons davantage en parler, et que cela s'est d'une certaine manière normalisé. Une porte s'est ouverte pour que beaucoup de gens puissent en parler et aller dans des endroits impossibles auparavant. L'imaginaire de ce qui peut être raconté s'élargit et ces endroits sont de plus en plus explorés.
C. L. : Que penses-tu de l'idée de faire un film pour se réapproprier une histoire qui n'a jamais été racontée ?
D. C. : Je pense que la résistance est le thème central du film. C'est la résistance dans un environnement totalement inhospitalier et hostile. C'est ainsi la preuve que même l'amour peut surgir au bout du monde parce qu'il est nécessaire. L'idée d'imiter pour ce trio la famille à leur manière, fait naître les mêmes émotions que celles d'une famille de sang plus traditionnelle. Cette émotion fait partie intégrante d'un groupe.
C. L. : Peut-on voir dans l'histoire une utopie politique à faire société au-delà des divisions idéologiques à travers la résistance par rapport à un environnement hostile ?
D. C. : La résistance dont vous parlez, je la traduis en amour. Les personnages ont besoin et ont le droit d'aimer et d'être aimés. C'est ce que je vois quand je regarde le film : ces personnages défendent leur droit, plus que d'appartenir à une communauté, à aimer et à ressentir le même amour que dans une famille biologique. Ils recherchent cet amour chez leurs propres compagnes, chez leurs propres sœurs. De même, des relations de sœur et de grand-mère se forment : quand l'une meurt, l'autre prend le relais. et cela aussi est très chilien, cela arrive beaucoup dans les familles chiliennes, surtout dans les banlieues.
En ce moment, voir des personnes qui ne sont pas encore incluses à 100% dans la société chilienne, sous ces discours de haine qui apparaissent de plus en plus, les voir d'une manière si réelle, aimant et étant aimées, je pense que c'est très important. Il est essentiel que le public puisse voir ce que ces personnes ressentent et aiment, qu'elles résistent et qu'elles ont les mêmes sentiments qu'eux, qu'elles peuvent aussi former une famille. Je les encourage même à adopter car c'est aussi un sujet d'actualité au Chili, et je pense que cela sert aussi à voir et à dire qu'un travesti, un transsexuel, un homosexuel, peut avoir une fille, peut l'aimer, peut l'élever, peut l'éduquer, comme tout le monde.

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C. L. : En faisant le film, pensez-vous ainsi à ce propos politique sur la société contemporaine ?
D. C. : Pendant que j'écris un film, que je le réalise, que je le monte, je n'ai pas de discours politique qui serait l'équivalent d'un tract. Ce n'est pas quelque chose auquel je pense, mais je suis plutôt concentré sur les personnages, ce qui m'émeut, ce que je suis, parce qu'au final, si je montre ce que je suis, l'idéologie va sortir par tous les pores. Ainsi, c'est ce qui se passe avec le film, et je pense qu'il faut le faire.
Il se trouve que nous sommes actuellement dans une période si difficile que nous devons nous politiser dans tous les sens du terme, et j'aimerais que ce ne soit pas le cas. J'espère qu'à l'avenir, je n'aurai plus à dire que c'est un film LGBT, que nous cesserons d'en faire une question politique, mais aujourd'hui, nous devons en parler parce qu'il y a un groupe qui s'y oppose et qui va de l'avant. Nous devons donc former une résistance, nous devons en parler, au-delà du fait que le cinéma est le cinéma et que je pense que les histoires sont universelles.
Les humains ne sont rien et décident ce qu'ils sont. Nous nous différencions des autres espèces parce que nous avons justement une communication supposée être à un niveau plus profond, à un niveau intellectuellement supérieur, et cela nous ouvre la possibilité d'être ce que nous voulons. C'est un peu ce que dit le film : l'humain n'est pas amour et guerre, il peut être conversation, il peut se regarder dans les yeux de l'autre, il peut parler et dire ce qu'il aime et voir comment cela fonctionne. Envisager une société meilleure est possible si le groupe le veut, et cette rupture qui se produit dans le film parle justement de cela. Tout ne doit pas nécessairement finir horriblement, nous ne devons pas nécessairement entrer en guerre. Nous pouvons être une société organisée et nous mettre d'accord, comme nous l'avons vu dans d'autres moments de l'histoire.
C. L. : D'où vient cette légende du regard qui donne la maladie ?
D. C. : Au Sud comme au Nord, dans le désert, chaque lieu porte ses propres mythes : c'est une façon de donner un sens à ce que l'on ne comprend pas. Dans un pays aussi isolé géographiquement que le Chili, tout cela prend de l'ampleur.
Cela vient aussi de la peur de ne pas savoir ce que cela signifie. Dans ce cas, il y avait beaucoup de peur face à cette maladie et il fallait lui donner un sens. Alors on lui a donné un sens qui libérait un peu les hommes « bons » de la maladie, et on a rejeté la faute sur toutes les dissidences. C'était donc une façon de se débarrasser de la culpabilité et en même temps d'expliquer ce qui n'était pas compris.
Le Mystérieux regard du Flamant Rose
La Misteriosa mirada del Flamenco
de Diego Céspedes
Fiction
109 minutes. France, Allemagne, Espagne, Chili, Belgique, 2025.
Couleur
Langue originale : espagnol
Avec : Tamara Cortes (Lidia), Matias Catalan (Flamenco), Paula Dinamarca (Boa), Pedro Muñoz (Yovani), Luis Tato Dubó (Clemente) Vicente Caballero (Julio), Bruna Ramirez (Leona), Sirena Gonzalez (Estrella), Alena Quijano (Aguila), Francisco Diaz (Piraña), Claudia Cabezas Ibarra (Amparo), Roxana Naranjo Robles (Amparo), Peter Patrick Legrand (Chinchilla), Ymar Fuentes (Colibri)
Scénario : Diego Céspedes
Images : Angello Faccini
Montage : Martial Salomon
Son : David Ferral
Musique : Florencia Di Concilio
Décor : Bernardita Baeza
Mixage : Vincent Arnardi, Gilles Bénardeau
Montage son : Ingrid Simon
1re assistante réalisatrice : María José De la Vega
Costumes : Pau Aulí
Maquillage : Andrea Díaz, Francisca Márquez
Coiffure : Ana Gaubert
Directrice de production : Fanny Florido
Scripte : Analía Laos
Production : Les Valseurs (Justin Pechberty et Damien Megherbi), Quijote Films (Giancarlo Nasi)
Coproduction : Weydemann Bros Films (Jonas Weydemann), Irusoin (Ander Sagardoy), Wrong Men (Benoît Roland), Arte France Cinéma
Distributeur (France) : Arizona Distribution