Pour sa 36e édition, le festival des 3 Continents de Nantes, consacré aux cinématographies d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie, a réuni plus de trente films au sein d’une section parallèle intitulée « Situations du cinéma en Colombie ». Alors que depuis dix ans le cinéma colombien retrouve une véritable vitalité à travers une diversité de propositions cinématographiques, cette rétrospective permet de remettre en lien cette nouvelle génération avec toutes celles qui la précède, de 1926 à nos jours.
Pour en parler, Jérôme Baron, directeur artistique du festival et responsable de la programmation de ces films colombiens, a répondu aux questions suivantes.
Pouvez-vous préciser le contexte qui vous amène cette année à consacrer une section de plus de trente films au cinéma colombien des années 1920 à nos jours ?
Jérôme Baron : L’intention du festival est toujours de trouver une programmation relativement diversifiée et qui répond à la nécessité de mettre en avant les films d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Il est vrai que depuis plusieurs années nous nous retrouvons en grande difficulté avec le continent africain, faute de production. On ne trouve plus de salles de cinémas, de lieux de formation au cinéma, etc. La situation est très critique. Nous restons néanmoins très attentif à tout ce qui peut se faire. Quant à l’Amérique latine, depuis la rétrospective Arturo Ripstein en 2011, nous n’avions pas eu de focus consacrée à ce continent. Nous souhaitions en outre faire un point sur un pays dont nous sentions que le cinéma émergeait avec une plus grande régularité ces dernières années. Notre choix s’est donc tourné vers la Colombie avec la volonté de prendre en considération les filiations possibles entre le cinéma contemporain et le cinéma colombien plus ancien, de se demander s’il y a de la part de la nouvelle génération de cinéastes colombiens le désir de s’inscrire dans la postérité d’œuvres antérieures ou de recommencer par quelque chose de radicalement nouveau.
Pouvez-vous préciser le terme « situations » dans le titre de cette rétrospective : « Situations du cinéma en Colombie » ?
J. B. : Il est en fait très difficile de parler « d’un » cinéma en Colombie. Il faut se méfier de la catégorisation nationale dans l’histoire du cinéma : même si elle est pratique, il y a tant de discontinuités dans l’histoire du cinéma colombien qu’il serait plus juste de parler à son égard de « gestes de cinéma » dans un pays. Le cinéma colombien se fait par à coups de manière accidentée. Il y a d’ailleurs certaines périodes où aucun film n’est produit. Ainsi, on trouve le grand paradoxe que le cinéma colombien sombre dans le silence le jour où le cinéma devient parlant : de 1928 à 1948, il n’y a plus de fictions au format long métrage. Il faut regarder le cinéma colombien à l’aune de ses contradictions, du fait de l’histoire très complexe et violente du pays tout au long du siècle, ce qui n’a guère favorisé les choses. Cette histoire s’est produite par à coups, d’abord dans les années 1970 et maintenant avec un retour très fort depuis 2003, avec des lois et d’initiatives diverses incitant la création cinématographique. Cette nouvelle génération qui est alors apparue a bénéficié d’un contexte favorable où chaque cinéaste pouvait réaliser plusieurs films en moins de dix ans, ce que n’avaient pu faire en général leurs prédécesseurs.
Par qui sont portés ces « à coups » de l’histoire du cinéma colombien ?
J. B. : Dans les années 1920, le cinéma colombien est porté par une tentative de mettre en route une industrie du cinéma à travers des fonds privés. Cette production de films muets est ensuite brutalement interrompue. Au même moment, les cinémas argentin et mexicain arrivent au sommet de leur art. Le cinéma colombien est alors pris de vitesse par ces voisins latino-américains, incapable de faire face à cette concurrence. La langue espagnole servant de sédiment, les spectateurs colombiens préfèrent voir des mélodrames mexicains ou argentins que colombiens. La production reprend dans les années 1950 sous la forme d’initiatives plus personnelles. L’État prend quelques mesures d’encouragement mais ce soutien reste très éphémère. Nous avons voulu à travers notre programmation montrer ces films témoignant à la fois d’une réelle obstination et d’une ambition dans la forme cinématographique. Il est intéressant de voir rétrospectivement des communautés sociales évoluant au fil des décennies de films. Retrouvant les mêmes lieux et les descendants des personnages des films plus anciens, c’est le moyen de prendre le pouls de la société colombienne dans une perspective historique. On voit aussi comment les moyens d’expressions cinématographiques se sont renouvelés.
Au sein de votre programmation, on trouve plusieurs films d’un même cinéaste : est-ce une volonté de témoigner de l’importance de certains auteurs ?
J. B. : On peut dire de Luis Ospina, Carlos Mayolo, Marta Rodriguez et Jorge Silva que malgré les difficultés rencontrées pour faire des films, ils ont fait preuve d’un entêtement encore plus fort. Ainsi, tournant des films régulièrement, ils ont pu réaliser une œuvre, ce qui n’est pas le cas d’autres cinéastes malgré tout fort intéressants. C’était aussi l’idée à travers eux de montrer que certains cinéastes ont réussi à lutter doublement contre l’état du cinéma et aussi pour témoigner d’une réalité sociale violente et accablante dans certains cas, ce qui fait d’eux des cinéastes engagés.
Peut-on apercevoir dans cette histoire de cinéma colombien une transmission de savoir-faire, permettant un maintien local d’une industrie cinématographique, ou bien le cinéma colombien a-t-il eu besoin d’apports conséquents de l’étranger pour se renouveler ou renaître ?
J. B. : L’éclosion récente dans les années 2000 a permis de retenir l’attention d’autres pays, sous forme de coproductions, notamment avec la France. Ainsi, Thierry Lenouvel (Ciné Sud Promotion) a d’ores et déjà coproduit avec la Colombie six films, Guillaume de Seille avec Arizona Films en a coproduit trois. Il est intéressant d’observer que la Colombie n’est plus un pays qui fait peur en ce qui concerne l’engagement économique. On trouve sur place des compétences techniques précises et le pays bénéficie en outre d’une économie très dynamique. Je pense que les coproducteurs français et allemands qui ont travaillé avec la Colombie ont aussi été charmé par le pays et l’envie d’accompagner cette cinématographie en plein essor. Évidemment, ce cinéma colombien contemporain n’est pas dénué de correspondances et d’analogies avec certaines orientations des cinémas mexicain et argentin et même peut-être plus nettement encore avec le cinéma chilien. Il s’agit aussi d’une même génération de cinéastes qui débute dans le cinéma avec les outils numériques. Ils n’ont aucune expérience de l’argentique, ce qui les conduit à faire du cinéma placé entre le confort et l’artisanat, sans ambition de chercher à se positionner dans le cadre industriel. Il sont tous animés d’une envie de s’aider les uns les autres sans esprit de rivalité : c’est ce qui frappe le plus lorsqu’on les rencontre.
À la différence du cinéma des États-Unis porté par son propre patrimoine cinématographique remis en valeur régulièrement par la presse spécialisée, cette dernière souffre de sa propre méconnaissance des histoires des cinémas latino-américains. Dès lors, impossible de remettre le cinéma actuel en perspective. Est-ce l’une des missions que s’est fixée les 3 Continents que de renouer critique et public avec cette histoire ?
J. B. : En effet, on s’aperçoit que les retours de la presse vis-à-vis de cette rétrospective se révèlent très tièdes, voire « tiède-froid ». Il me semble malheureusement qu’une grande partie du travail de la critique d’aujourd’hui consiste à consacrer des cinéastes déjà consacrés : cela concerne une dizaine de cinéastes latino-américains. La curiosité rétrospective de la critique est moyenne alors qu’elle est forte du côté de la cinéphilie : tout un public vient à Nantes exclusivement pour cela. Je trouve qu’il y a également et à mon grand regret une réelle tiédeur à l’égard du cinéma documentaire en général alors que le cinéma de fiction colombien, par exemple, est nourri d’une grande part de documentaire. En effet, les jeunes cinéastes colombiens sont animés par le désir de renouer et de reconquérir un pays dont ils se sont sentis coupés pendant longtemps pour des raisons d’instabilité et de grande peur.
En France, les documentaires latino-américains ont beaucoup de mal à trouver un distributeur, sauf s’il s’agit d’une coproduction française. Les festivals sont-ils les derniers lieux pour découvrir les documentaires étrangers ?
J. B. : Ce problème concerne également les documentaires d’autres nationalités depuis que la télévision a totalement fermé la porte aux documentaires qui sont de vrais gestes de cinéma et non pas réduits à de simples porteurs d’information, quelle que soit la qualité de celle-ci. Ces films, on ne peut les voir au cinéma qu’en situation très précaire ou bien en festival. Évidemment, lorsque je programme un film, j’espère qu’il générera un peu d’attraction en espérant que quelqu’un puisse en devenir le relais ce diffusion. C’est une vraie satisfaction pour moi lorsque quelques films de la sélection sont achetés par un distributeur. Ensuite, au cours de l’année, nous proposons au distributeur de continuer à soutenir le film en accompagnant le film en salles dans la région nantaise. Nous envisageons d’ailleurs dès 2015 au sein du festival de s’associer avec un éditeur vidéo pour sortir des films de patrimoine et contemporains pour les remettre dans leur contexte, ainsi que l’édition d’ouvrages concernant ces films.