
Programmation Festival Viseur à Paris : Carmita de Laura Amelia Guzmán, Israel Cárdenas
Laura Amelia Guzmán et Israel Cárdenas est un couple cinématographique passionnant qui a fait naître en quelques années une œuvre atypique et toute personnelle à travers leurs coréalisations, de Cochochi (2007) au récent Dollars des sables (Dólares de arena, 2014), il y eut Jean Gentil (2010) et entre ces deux derniers films le documentaire Carmita (2013). Ce film a une place toute singulière puisqu’il s’agit de leur premier long métrage documentaire, qui plus est où apparaît devant la caméra Laura Amelia Guzmán. Le questionnement du réel n’a cessé d’irriguer la mise en scène des deux cinéastes, et avant d’adapter pour la première fois une œuvre littéraire en dirigeant une actrice de fiction réputée (Géraldine Chaplin) pour Les Dollars des sables, le documentaire Carmita apparaît comme une pause autoréflexive métacinématographique incontournable. On peut imaginer que le rapport d’une actrice âgée à sa gloire passée, à sa propre image et à son désir de continuer d’enrichir son pouvoir de séduction autour d’elle dans Carmita, fut un bel exercice pratique avant de travailler avec Géraldine Chaplin dont la carrière et l’engagement cinématographique sont aux antipodes de Carmen Ignarra.

En effet, pour ceux qui l’ignoreraient (plus facile sous les latitudes francophones qu’au Mexique), Carmen Ignarra fut une actrice cubaine de la fin des années 1940 et des années 1950 (eh oui, on a souvent tendance à oublier qu’il y eut un cinéma avant la création de l’ICAIC en 1959) qui a quitté son pays en rêvant de faire carrière à Hollywood. La rencontre avec Santiago Reachi, son futur époux, considéré comme celui qui a découvert et révélé le talent de l’acteur Cantinflas (Mario Moreno), fut déterminante pour la suite de sa carrière : elle a dès lors épousé la culture mexicaine en s’y installant, jouant dans quelques films et évoluant surtout dans les premiers pas de la télévision à Monterrey. Si l’actrice devant la caméra d’Israel Cárdenas se conduit comme une diva, il ne s’agit pas non plus de María Felix qui elle-même fut l’objet d’un semblable documentaire signé Carmen Castillo. Et pourtant, le constat est très proche : le besoin de la star de vivre et s’enfermée dans le passé, à l’instar de cette grande maison vide où elle s’enferme à clé et qui part en décrépitude. Si l’état de l’électricité inquiète la Carmita, il semblerait qu’il s’agisse moins du besoin de préserver son confort quotidien que de pouvoir maintenir son lien via Internet avec ses fans sur son blog. Le culte de la mémoire est à l’œuvre, révélant les faces les plus sombres des stars que l’on appelle aussi à juste titre ici des « monstres sacrés ». On est pas loin ici non plus de Sunset Boulevard de Billy Wilder et la présence de la coréalisatrice Laura Amelia Guzmán devant la caméra fait le lien avec cette fiction : bien que discrète et quasi muette, elle assure par sa présence le rôle de narrateur. Les choix de mise en scène et de répartition des rôles s’avèrent perspicaces entre les réalisateurs : l’une dirige le film de l’intérieur, interagissant avec Carmen Ignarra alors que l’autre la dirige de l’extérieur avec sa caméra. La présence de Laura Amelia Guzmán permet également d’assumer un récit, comme lorsqu’elle va « voler » grâce à la caméra qui continue à filmer, des photos de journaux collectées par Carmen Ignarra où celle-ci apparaît. Ces photos sont grimés de commentaires peu tendres concernant sa propre image. Ainsi, la coprésence de Carmen Ignarra et Laura Amelia Guzmán permet de mettre en place un dialogue féminin entre jeunesse et vieillesse, l’une pouvant projeter son image dans l’autre et réciproquement. C’est aussi le dialogue entre une réalisatrice et une actrice, les rôles ne cessant de s’interchanger, puisque que Laura Amelia Guzmán expérimente son image devant la caméra tandis que Carmen Ignarra ne souhaite rien de plus que de rester l’unique metteur en scène de sa propre image. On voit très vite le dialogue faussé entre elles, puisque l’une prétend à l’autosuffisance : une actrice qui se dirige elle-même en ayant cure du regard de l’autre. Et pourtant elle est dépendante de ce regard qui la fait exister. À l’instar des directions d’acteurs d’Abdellatif Kechiche, Michael Haneke ou Maurice Pialat, Laura Amelia Guzmán et Israel Cárdenas vont chercher les instants de vérité derrière une actrice perpétuellement en représentation. Ainsi, le documentaire s’affirme également comme un manifeste de leur propre esthétique et éthique de cinéma à l’œuvre dans leur filmographie.
Carmita
de Laura Amelia Guzmán, Israel Cárdenas
Documentaire
80 minutes. République dominicaine - Mexique, 2013.
Couleur
Langue originale : espagnol
avec : Carmen Ignarra, Laura Amelia Guzmán
scénario : Laura Amelia Guzmán, Israel Cárdenas
images : Israel Cárdenas
son : Alejandro de Icaza
montage : Israel Cárdenas, Theo Court, Benjamin Domenech
production : Aurora Dominicana
coproduction : Rei Cine, Canana
producteurs : Laura Amelia Guzmán, Israel Cárdenas
coproducteurs : Benjamin Domenech, Santiago Gallelli, Pablo Cruz
vente internationale : Aurora Dominicana