Billet de blog 28 mars 2015

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Faride Schroeder, réalisatrice de "Mercy"

 

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Faride Schroeder © Laura Morsch Kihn

Tu as réalisé plusieurs films avec Anna Cetti et tu la retrouves également dans Mercy en tant qu’actrice et coscénariste. Peut-on voir en elle comme un alter ego de cinéma ?

Notre relation créative est si proche que beaucoup considèrent que nous nourrissons une relation d’alter ego. Je crois qu’il y a un peu de cela. Anna Cetti est une grande amie avec laquelle je travaille depuis maintenant plus de dix ans. Nous avons durant ce temps pu partagé nos processus créatifs respectifs. Dans le premier court métrage que j’ai dirigé en 2004, elle se trouvait dans l’équipe derrière la caméra. Depuis, Anna Cetti est devenue une personne avec laquelle je m’entends très bien. Ensemble, nous avons mis en marche des choses qu’individuellement nous disposions mais qui, lorsque nous sommes ensemble, font des étincelles. C’est merveilleux d’avoir un partenaire créatif qui je retrouve dans chacun de mes projets et avec lequel je peux me confier complètement. Lorsque nous dialoguons, nous n’avons pas à souffrir de rapports hiérarchiques : nous pouvons nous parler librement. Le scénario que nous sommes en train d’écrire est signé Anna Cetti et la mise en scène Faride Schroeder. Cependant, le scénario se fait à quatre mains : elle m’envoie une version, j’y fais des corrections, elle réécrit, elle me le renvoie... Chacune développe sa propre part créative. Anna Cetti met en scène des pièces de théâtre, elle écrit, elle est comédienne et maintenant actrice de cinéma. Au fil des années, elle est devenue mon actrice fétiche. Je dis aussi que c’est « ma Mastroianni », puisqu’elle est italienne [rires].

Le titre de ton film est anglais : Mercy.

En effet, le film se déroule aux États-Unis, ce qui me permet de développer une relation de pouvoir entre les deux personnages, puisque l’homme est émigré mexicain tandis qu’elle est citoyenne étatsunienne. Nous ne pouvons pas oublier la place géographique des Mexicains vis-à-vis des États-Unis. Cette histoire peut également se dérouler dans d’autres pays riches où des émigrants y cherchent des opportunités économiques.

Al Ras et Zurcidos invisibles sont tous deux dédiés à chacune de tes grands-mères, autour d’un personnage principal féminin, tandis que Mercy apparaît plus éloigné de tes liens familiaux.

Je sens que Zurcidos invisibles et Al Ras ont surgi d’un processus innocent : je n’avais pas de grandes prétentions. Il s’agissait de sensations qui me venaient directement du cœur. Curieusement, les premiers traits du scénario de Mercy sont apparus lors d’un voyage en Europe un peu avant la réalisation de Zurcidos invisibles et Al Ras, à partir d’une expérience personnelle. Je n’entrevois le cinéma que comme une démarche personnelle, qui tend à explorer des questions personnelles ou qui trouve des racines profondes en soi. Mercy est donc un projet de scénario qui est resté en attente quelques années avant de prendre forme visuellement à partir du moment où j’avais la maturité de le penser. Pour Zurcidos invisibles et Al Ras, j’avais des intentions très symboliques et spirituelles. Une fois ces films réalisés, je sentais que mon processus créatif avait mûri et que je pouvais parler de sujets généraux, à partir de situations intimes qui ont beaucoup à voir avec moi mais en élargissant le champ avec des thèmes sociaux. Ceci ne veut pas dire que Zurcidos invisibles et Al Ras ne parlaient pas de la société, puisque j’y fais de claires références au monde extérieur. Mais la différence est qu’avec Mercy j’ai pu parler de la société consciemment et avec davantage d’intentions.

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"Zurcidos invisibles", de Faride Schroeder © DR

Tes films ont en commun de présenter des personnages dans des lieux clos, comme s’ils étaient prisonniers en eux-mêmes des règles implicites et coercitives de la société.

C’est en effet un point commun dans mon travail mais je ne saurai de prime abord pas nécessairement bien l’expliquer. Je suis en apparence très sociable et expressive, mais en réalité je suis très enfermée dans mon monde intérieur et physiquement dans ma maison. Par exemple chez moi je dispose de la « baignoire de l’inspiration » où je commence à penser et à écrire. Selon moi, la création, la réflexion, l’auto-observation passent par un état où l’on est enfermé. Dans Mercy les espaces clos sont distincts de mes courts précédents où il s’agit davantage du monde intérieur de mes personnages, construit avec beaucoup de fantaisies. Zurcidos invisibles est moins un film d’époque qu’une construction du  personnage en son for intérieur. C’est un rituel personnel et symbolique qui lui ouvre ensuite la porte au monde extérieur avec de nouvelles perspectives. Dans Al Ras j’avais envisagé le lieu comme une prison mais complètement ouverte : entre une prison et un parador. La caméra est à l’extérieur d’un cristal et l’on regarde les personnages comme s’il s’agissait de poissons à l’intérieur d’un aquarium. Ceci génère la sensation d’être enfermé dans une société où tout est beau et semble parfait mais en même temps chacun est prisonnier des connotations sociales. Le dernier plan ouvre de plus en plus le champ afin de contextualiser la place de ce couple dans la société. Dans Mercy, le processus apparaît opposé mais il y a bien une relation entre extérieur et intérieur. Le personnage féminin à un moment donné ne peut et ne veut plus sortir de cet espace car elle appréhende des risques à son égard, devant faire face aux préjugés sociaux. On m’a déjà demandé pourquoi le film ne se déroule pas dans l’appartement de la femme. Si c’était le cas, au moment où la relation sexuelle ne peut plus avoir lieu, l’homme s’en va et l’histoire s’arrête. Le court métrage existe à partir du moment où ses craintes du monde extérieur l’empêche de quitter l’appartement. Elle lui dit : « Tu crois que je vais sortir alors que tu connais le type de personnes qui sont dans la rue ? » Il lui répond « Ces personnes, c’est moi ; c’est donc comme cela que tu me considères ? » La société se révèle ainsi chez les personnages au moment le plus intime, durant un rapport sexuel. Je suppose que les courts métrages sont un peu des explorations à partir de petites choses de la vie et peuvent ensuite se développer pour toucher des thèmes plus généraux.

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"Al Ras", de Faride Schroeder © DR

Tes films traitent tous du rapport aux mondes intérieur/extérieur et comment l’un influe sur l’autre. En l’occurrence, le monde extérieur invisible détermine les actions des personnages.

Il est vrai que l’on ne peut comprendre mes personnages dans leur intimité qu’en les insérant dans un contexte. Mercy parle précisément de cela. On pourrait penser au premier abord qu’il s’agit de l’histoire d’un couple qui a des rapports sexuels, mais c’est en réalité un film sur un système social qui fonctionne de telle manière qu’il s’insère dans l’intimité des individus. Nous sommes en effet des êtres sociaux et en tant que tel nous ne pouvons pas nous séparer de notre propre extériorité qui répond à certaines règles. Il est assez pertinent que le personnage féminin dise « la loi est avec moi, tu vas perdre ton travail » lorsque l’on entend à l’extérieur la sirène d’une patrouille policière. Cette phrase qu’elle prononce n’est pas anodine puisque des personnes risquent leur vie pour arriver dans un autre pays dans le seul but de trouver du travail. Ainsi, elle se sert de sa condition d’immigré pour avoir une emprise sur lui. Quant à lui, il se sert des préjugés qu’elle a concernant la communauté latine dont il fait partie. Il parvient à avoir une emprise sur elle en se servant de la peur qu’elle éprouve alors qu’elle tente de le manipuler par l’intermédiaire de la loi. Il s’avère que le danger de la police migratoire est permanent pour les travailleurs clandestins. Ceci affecte les personnes en profondeur même à travers des éléments infimes.

La peur est l’ennemi de la cohésion sociale et le Mexique actuel en souffre cruellement.

On pourrait en effet parler durant des heures de la peur comme un outil politique du gouvernement. Il est flagrant  de voir comment la politique extérieure vient ainsi toucher les êtres dans leur for intérieur. La peur nous pousse ainsi à faire ou à ne pas faire certaines choses. Je me suis efforcée de rompre avec ce système en allant découvrir d’autres mondes et en voyageant. Mais au Mexique comme dans d’autres pays, les différences socioéconomiques sont si grandes entre certaines personnes au sein d’un même pays que chacun a peur de l’autre. Nous avons ainsi peur des hommes politiques millionnaires et de leur pouvoir. Le gouvernement à travers ses discours nous pousse à avoir peur des personnes aux maigres ressources économiques. Je vais prendre un autre exemple : Anna a grandi dans le nord de l’Angleterre auprès d’une famille très pauvre. Parce qu’elle était blanche aux yeux bleus, elle a été accueillie au Mexique comme si elle était la fille de la reine d’Angleterre. Comme Anna a grandi en dehors de cette peur, elle agit d’une manière qui lui permet de rompre avec ce système. Même si ma famille ne m’a pas transmis cette peur, je peux la sentir dans la vie quotidienne. En marchant dans les rues de Toulouse tard dans la nuit, je me demandais si un Européen pouvait s’interdire de sortir par peur de ce qui pourrait lui arriver. Le personnage féminin de Mercy vit avec la communauté latino, elle joue la patronne cool à leur égard. Mais lorsqu’elle est confrontée à la peur, tous ses préjugés remontent à la surface et elle les exprime. Une des problématiques du film repose sur la manière pour un individu de transcender ses préjugés pour prendre en compte l’humanité de l’autre une fois reconnus sincèrement ses faiblesses. Ces deux personnages s’avouent sincèrement ce qu’ils pensent l’un de l’autre et l’acceptent. Ainsi fonctionne la catharsis et la transformation des personnages.

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"Mercy" de Faride Schroeder © DR

Tes courts métrages sont construits à partir de contraintes formelles, comme le plan-séquence de Mercy. Sens-tu avoir besoin de contraintes pour pouvoir créer et développer une histoire ?

J’aimerais que ce soit ainsi. En vérité, j’aime me compliquer la vie. [rires] J’aime les défis et lorsque j’y suis confrontée, je les relève. Dès l’origine du projet Mercy je souhaitais faire un plan-séquence. Je n’ai jamais imaginé que l’histoire devait s’interrompre sous forme de plans, cela allant à l’encontre de l’évolution de la tension entre les deux personnages. J’étais cependant ouverte aux propositions lors du montage, car cela me paraissait difficile de réaliser un plan-séquence de 17 minutes. Lorsque nous avons monté les scènes avec les acteurs, nous avons développé ensemble le tracé scénique en échangeant collectivement nos idées. Nous étions alors cinq personnes dans cet appartement et nous avons mis en place une chorégraphie pour travailler ensemble : le chef opérateur, l’ingénieur du son, les deux acteurs et moi-même. J’étais consciente du défi, mais les acteurs l’ont pleinement assumé. Je crois que j’aime travailler avec des personnes qui aiment les défis. Je travaille avec le même chef opérateur depuis 4 kilos de recuerdos. Pour chacune de ses prises sur Mercy, il a assuré seul la mise au point. Je suis sûr que son travail sur ce film n’était pas pour lui perçu comme un défi technique : il sentait que c’était nécessaire de le faire et c’est pourquoi il l’a entrepris. Il en est de même des acteurs qui ont pris en compte ce plan-séquence comme une nécessité narrative. Nous avons tous été confrontés à ce défi, même si nous ne l’avons pas vécu de la sorte. 4 kilos de recuerdos est le résultat d’un concours anglais intitulé Straight 8, aux règles précises : une bobine de Super8, une musique originale et un montage-caméra. Je me souviens que je me suis intéressée à ce concours dix jours avant la fin des inscriptions en demandant l’opinion de mon chef opérateur : cela est devenu possible car il était prêt à relever le défi ! Ce qui m’a aidé et que j’ai considéré comme un premier exercice c’est le fait de suivre des règles. Celles-ci m’empêchaient de divaguer et d’aller ainsi à l’essentiel avec le matériel dont nous disposions : une caméra Super8 sans autre opportunité. Ensuite, la bobine est envoyée au laboratoire et l’on n’a pas pu voir le résultat jusqu’au moment où le film fut projeté lors du festival. C’était un défi incroyable. Pour Al Ras et Zurcidos invisibles j’avais quelques idées subaquatiques. En fait, j’aimais le symbole, l’analogie et la métaphore de l’eau, ce qui conduisait à relever un nouveau technique très difficile. Pas seulement dans le fait de filmer, mais aussi dans le décor. Je me rappelle du premier scénario que j’ai dû écrire en classe avec un professeur à l’accent français qui nous demandait de convertir notre scénario en situations muettes. Mais pour moi, mon scénario était au préalable muet. Dans toute ma carrière, le langage visuel a toujours été très naturel pour moi. Par exemple au Mexique, on abuse trop de phrases pour expliquer une histoire. Je pense que le plus important est ce qui se trouve dans le cadre. Et ce qui ne se voit pas, n’existe pas. Je parlais hier avec un homme muet au sujet de la nécessité pour un film de développer un langage proprement audiovisuel. Si des paroles apparaissent dans un film, elles doivent être au service du langage audiovisuel. Après avoir réalisé plusieurs films muets, avec Mercy je me suis forcée à utiliser des dialogues. Si l’histoire repose sur un dialogue, toute l’action en est la conséquence immédiate. Je me suis ainsi retrouvée dans un nouveau défi sans le vouloir.

Un autre point commun de ta filmographie : le thème de la lutte des femmes pour trouver un espace social face à des règles préétablies. Ceci renvoie à la forme de tes films où tu relèves des défis dans le cadre d’une expérimentation continuelle pour t’approprier le langage cinématographique.

J’ai commencé à 19 ans à travailler dans le monde du cinéma et de la publicité parce que je devais payer mon loyer. Ces revenus m’ont également permis de financer mes propres projets parce que je suis une cinéaste complètement indépendante. Le directeur de ma maison de production, Mario Muñoz, également réalisateur, m’a dit qu’il avait confiance en moi parce que je suis une réalisatrice qui réalise. C’est-à-dire que les réalisateurs sont ceux qui s’efforcent de réaliser, sans attendre que leur arrive un projet venu de l’extérieur. Les cinéastes ont une nécessité expressive de filmer et se donnent leurs propres moyens de le faire. Ainsi, je suis resté longtemps sur des sets de publicité parce que c’était important pour moi d’apprendre. Il se trouve des cinéastes à porter un projet durant plus de six années sans jamais mettre les pieds sur un tournage. Dès lors, lorsqu’ils se retrouvent sur leur propre tournage, ils ne savent pas prendre des décisions rapidement et faire face aux pressions diverses. Pour moi, cette expérience quotidienne du tournage me permet de franchir les étapes de mon processus créatif, car j’ai en permanence les films que je veux faire. Certains réalisateurs dénigrent la publicité en disant qu’ils ne feront jamais cela. Je comprends évidemment les limites de la publicité qui me laisse très insatisfaite à divers égards. En revanche, je continue à travailler sur des publicités afin de continuer à développer mon monde intérieur et dire un jour : « au revoir, je dois m’absenter quatre mois pour écrire ». Le monde féminin dans l’industrie cinématographique au Mexique a changé depuis la dernière décennie. Je ne dirai pas que c’est un univers si machiste que les difficultés sont énormes pour une femme de réaliser. Non, les difficultés valent pour les hommes comme pour les femmes. Je crois que nous devons en tant que femmes beaucoup travailler pour valider notre propre talent. Je suppose que cela se révèle dans mes films, car c’est ainsi que je suis.

Entretien réalisé en mars 2015, lors de la 27e édition Cinélatino, Rencontres de Toulouse

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