Billet de blog 28 septembre 2024

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Alicia Dujovne Ortiz au sujet de son livre "La Maréchale rousse"

Pour présenter son livre "La Maréchale rousse" sorti aux éditions l'atinoir en français, Alicia Duvojne Ortiz a répondu aux questions suivantes.

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Cédric Lépine : Comment avez-vous découvert l'histoire d'Alicia Lynch et qu'est-ce qui vous a poussé à parler d'elle ?

Alicia Dujovne Ortiz : Elisa Alicia Lynch, surnommée la "Madama" Lynch, est un personnage connu pour son rôle pendant la Guerre de la Triple Alliance qui eut lieu vers 1870, quand une coalition formée par l'Argentine, le Brésil et l'Uruguay, manipulée par des banques anglaises, a massacré la totalité des hommes paraguayens en âge de se battre. Fameuse, cette belle Irlandaise qui rencontra Francisco Solano López, futur président du Paraguay, lors d'un bal offert à Paris par Napoléon III, l'a été de par son caractère contradictoire, tout à la fois cupide et héroïque. Or, il s'agissait pour moi d'une histoire de famille : selon le récit de ma mère, l'écrivaine féministe Alicia Ortiz, mon arrière-arrière grand-père Oderigo, un marin génois, fut invité en 1826 par le premier président de l'Argentine pour créer une flottille fluviale capable de relier les ports de Buenos Aires et celui d'Asunción.

Si au cours de sa première visite dans ce pays souvent soumis à des gouvernements autoritaires, le tristement célèbre tyran Francia le mit en prison, il fut reçu plus tard par Elisa Lynch elle-même dans sa splendide demeure. La description de cette femme exquise et cultivée qui parlait plusieurs langues, ainsi que celle de la guerre du Paraguay où les bateaux de mon ancêtre furent coulés, ce qui a précipité la ruine de la famille, a traversé plusieurs générations et m'a incité à la transformer en roman. Le marin génois figure dans un des chapitres de mon roman autobiographique L'Arbre de la gitane, mais j'ai tenu à écrire en particulier l'histoire de cette Madama qui étant petite me faisait rêver.

C. L. : Quelles ont été les recherches historiques que vous avez réalisé pour la rédaction de ce livre ?

A. D. O. : Comme j'en ai pour habitude lorsque j'écris un roman historique ou une biographie, pour La Maréchale rousse je ne me suis pas limitée à consulter la bibliographie la plus étendue qui soit ni à m'entretenir avec des historiens qui s'en sont occupés, mais j'ai voyagé aussi tout au long du Paraguay derrière les traces de mon personnage. Il était question de parcourir ce pays pour ressentir dans ma chair ce qu'Elisa avait vécu en tant qu'étrangère dans ces tropiques paradisiaques mais terrifiants, submergés par une boue semée de cadavres au cours de cette guerre atroce. Il me fallait surtout connaître le lieu où Francisco Solano López, avec lequel Elisa avait eu six enfants, fut tué à côté de leur fils aîné, Panchito. Son nom : Cerro Corá. Un parcours de 600 km depuis la ville de Asunción, périlleux mais nécessaire pour décrire la scène la plus éloquente de cette histoire/ celle où Elisa, entourée par les troupes brésiliennes qui tentent de la violer, considérée comme une prostituée, l'Irlandaise était la femme la plus désirée de l'Amérique du Sud, mais qui reculent, respectueux, devant sa superbe, se pare de sa plus belle robe et de sa couronne de fleurs pour enterrer de ses mains nues son homme et son fils.

Sans ce voyage qui m’a donné accès aux paysages où cette histoire s’est déroulée je n’aurais jamais pu la comprendre, la nature étant l’un de ses personnages principaux.  

C. L. : Pourquoi avoir choisi le roman plutôt que l'approche d'une biographie documentaire pour raconter son histoire ?

A. D. O. : Auteure de plusieurs biographies, celle d'Eva Perón, de Dora Maar ou bien de mon père, Camarade Carlos, un agent du Komintern en Amérique Latine, ainsi que de plusieurs romans historiques ou appuyés sur des faits historiques, je suis pleinement consciente de la différence entre les deux genres : la biographie oblige l'écrivain à garder la plus grande distance par rapport aux protagonistes de son histoire, tandis que le roman le pousse à entrer dans leurs pensées, leurs sentiments, leurs peau, et de le faire dans une langue plus vivante. Tout se passe comme si l'auteur ou l’autrice d’un roman ne choisissait son personnage ni son écriture, mais comme s’il.elle avait été choisi. Toutes les héroïnes de mes romans, Anita- la femme de Garibaldi-, Thérèse d'Avila- la sainte aux origines juives-, Africa de Las Heras- l'espionne du KGB-, Mireille- la prostituée française échouée dans une maison close de Buenos Aires-, ont bénéficié d'une recherche aussi approfondie que s'il s'était agi d'une biographie. Mais le désir de les saisir de près, grâce entre autres au pouvoir et a la jouissance des mots, est plus puissant et moins volontaire. On décide de transformer une histoire en biographie, on ne décide pas d’en faire un roman : ce choix se fait tout seul, ou presque.

C. L. : Que représente pour vous l'histoire du Paraguay dans ses liens avec ses pays voisins ?

A. D. O. : Comme Elisa Lynch le dit a son fils Panchito dans mon roman, l’histoire du Paraguay est inscrite dans la forme de sa terre: un pays-tampon, situé entre le Brésil, l’Argentine et l’Uruguay. Ces trois nations aux parcours pourtant très éloignés les uns des autres- le Brésil est resté pendant longtemps un empire esclavagiste dépendant de la couronne portugaise, alors que ses voisines sont vite devenues des républiques libérées de la colonisation espagnole-, lui mèneront une guerre sans merci. Leur but : s’approprier la libre navigation des fleuves qui l’entourent, le Paraná et le Paraguay, et permettre à l’Angleterre d’y introduire ses produits manufacturés. Mais sa situation géographique et sa nature privilégiée ont fait aussi du Paraguay une exception du point de vue de son économie. Lorsque le Guerre de la Triple Alliance a été déclenchée c’était le pays le plus riche et le plus indépendant de l’Amérique du Sud, et le seul qui n’était pas endetté (ce qui explique la rage des banquiers britanniques!). Un “miracle sud-américain” non sans rapport avec sa tendance à des régimes dictatoriaux qui ont dominé le peuple d’une main de fer et dont il faudrait peut-être chercher les origines dans la douceur de ses peuples autochtones, les Guaranis- si doux que le Paraguay était surnommé “le Paradis de Mahomet” par les Conquistadors…

C. L. : Que pensez-vous de la réutilisation à des fins de propagande de l'image d'Alicia Lynch par le dictateur Stroessner ?

A. D. O. : Le populisme d’extrême droite aime à s’appuyer sur des figures qui symbolisent l’”âme du pays”, même si ce sont des étrangères (Mussolini avait fait ériger une statue à Anita Garibaldi dans le Giannicolo de Rome). Mais Stroessner, leader du Parti Colorado qui a mis au point la dictature la plus longue et la plus sanguinaire dans un pays qui n’en a pas manqué, suivait la ligne nationaliste des López, père et fils. Honorer l’image de la femme courageuse qui a accompagné Francisco Solano López en oubliant ses aspects les plus obscurs, d’ailleurs tout à fait courants dans un régime corrompu comme le sien, était un choix politique parfaitement cohérent. On pourrait comparer aussi cette utilisation de l’image d’Elisa à celle que Perón a fait d'Evita. Avec ceci de différent : même si le péronisme a accueilli des criminels nazis tout comme le régime de Stroessner- Joseph Mengele a vécu en Argentine et au Paraguay sous son vrai nom-, le premier est un populisme plus complexe et plus nuancé, tout à la fois de droite et de gauche; et on ne peut pas comparer ses agissements, pour peu é qu’ils aient souvent été, à ceux du terrible dictateur paraguayen.

C. L. : Comment selon vous se distingue cet ouvrage au sein de l'ensemble de votre œuvre littéraire ?

A. D. O. : La Maréchale rousse, en espagnol La Madama, suit la ligne de mes autres romans historiques, ou fondés sur des faits réels, dont j’ai déjà cité quelques-uns. Tout d’abord, leurs protagonistes sont des femmes, pour la bonne raison que je comprends mieux les femmes que les hommes ; ensuite, il s’agit de personnages extrêmes, capables d’aller jusqu’au bout d’elles-mêmes et qui ont une double identité, ethnique, nationale ou sociale ; et enfin, ce sont des étrangères, des exilées, tout comme moi. Je suis l’auteure d’une trilogie autobiographique dont on n’a encore publié en français que la première partie, déjà citée aussi, L’Arbre de la gitane, où le titre fait allusion à la vie qui a été la mienne dès le moment de mon exil, en 1978, quand j’ai quitté l’Argentine à cause de la dictature militaire.

C. L. : Est-ce que l'histoire actuelle du Paraguay comme de l'Argentine trouvent selon vous quelques clés de lecture dans ce que votre livre contient ? Autrement dit : quels sont les reflets du temps présent dans ce récit historique ?

A. D. O. : Hormis des périodes très brèves où le Paraguay a été gouverné par la gauche, la vie politique paraguayenne a été de droite et elle l’est toujours, tandis que l’Argentine a connu pendant longtemps des gouvernements péronistes dont ceux de centre gauche de Néstor et Cristina Kirchner. Ce n’est que dernièrement que le président Javier Milei a pris le pouvoir en développant une politique ultra libérale. Mais comme je viens de le dire, le péronisme a été un nationalisme très différent de celui de Stroesner, y compris dans sa version de droite. Quant à l’extrême droite de Milei avec sa rigueur économique, elle n’est ni fasciste, du moins selon les critères dont on désigne ce courant, ni nationaliste- le modèle ouvertement assumé de ce président sui generis étant Margaret Thatcher! Je ne vois pas à l’heure actuelle des reflets de la Guerre de la Triple Alliance dans l’actualité de nos deux pays. L’histoire peut toujours se répéter, mais elle ne le fait en principe pas de la même manière.

Illustration 1

La Maréchale rousse
d'Alicia Dujovne Ortiz

Nombre de pages : 249
Date de sortie (France) : 26 mai 2023
Éditeur : l'atinoir

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