Billet de blog 28 octobre 2016

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec Arturo Ripstein et Paz Alicia Garciadiego

Arturo Ripstein et Paz Alicia Garciadiego étaient venus à Paris en octobre 2016 au sein de la programmation du festival Viva Mexico présenter « La Calle de la amargura », respectivement en qualité de réalisateur et scénariste dudit film.

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Arturo Ripstein et Paz Alicia Garciadiego © Francesc Melcion

Cédric Lépine : Votre filmographie, depuis votre premier film Tiempo de morir, est marquée par le dialogue que vous cultivez avec le cinéma de genre, qu'il s'agisse du mélodrame et des films de cabarets pour La Calle de la amargura.
Arturo Ripstein : Je me suis beaucoup nourri du cinéma de genre : mon apprentissage de la vie est passé également par le fait de voir ce type de films. Le mélodrame est le genre dans lequel nous pouvons avec Paz projeter nos envies de cinéma. Le mélodrame offre un moyen de comprendre la vie à partir d'un certain nombre de conflits. Ensuite, il faut pouvoir jouer avec les règles propres au genre. Quoi qu’on en pense, le mélodrame classique propose un espoir puisque le film se termine avec le triomphe de l'amour familial et de toutes les valeurs auxquelles aspirait une certaine société mexicaine. Les passions sont à fleur de peau dans le mélodrame et nous avons choisi de jouer avec les règles du mélodrame classique et révéler les passions cachées. Il s'agit d'enlever le gant et révéler la main de la vie même et de ses passions qui s'y trouvaient cachées jusque-là. Ce n'est pas une attaque faite au mélodrame classique, bien au contraire : nous choisissons de réaliser des mélodrames à partir d'une nouvelle perspective. Il ne s'agit donc pas d'ironiser sur le genre et de le caricaturer. Ainsi, les structures propres au genre sont conservées mais avec un autre point de vue.

C. L. : Vous commencez à faire vos premiers films alors que le cinéma mexicain des grands studios se meurt. Le nouveau cinéma que vous proposez s'affirme sur la notion d'auteur avec la complicité de romanciers (Gabriel García Márquez, Carlos Fuentes) qui contribuent aux scénarios. Et jusqu'à présent, avec la complicité de Paz Alicia Garciadiego, le scénario conserve une place essentielle dans l'élaboration de vos films.

A R. : Lorsque j'ai commencé à faire des films, je me suis rendu compte que l'on pouvait faire un bon film avec un mauvais scénario mais c'est d'autant plus difficile comme le démontre notamment Josef von Sternberg. En revanche, si l'on dispose d'un scénario suffisamment élaboré dans tous les sens du terme, la réalisation du film en est grandement facilité : telle est ma vision des choses.

Paz Alicia Garciadiego : Quand je commence à écrire un scénario, je cherche à entrer dans l'univers de l'histoire. Je cherche alors à savoir ce qui m'intéresse de raconter à l'intérieur de ce récit. Le choix du mélodrame n'est peut-être pour nous qu'une option. Il se trouve que c'est en lui que nous avons trouvé notre propre ton de voix. Nous ne choisissions pas de faire un mélodrame : c'est bien plutôt le mélodrame qui s'impose à nous comme la meilleure manière d'exprimer ce que nous avons en nous. Je pense que ce n'est pas par hasard que le mélodrame s'est tant développé au Mexique. Ceci a à voir avec le fait que le pays a dû subir la confiscation du pouvoir par le PRI durant plus de 70 ans, une période beaucoup plus longue encore que l'URSS même. J'ai la sensation que durant cette période la principale perte que nous avons eu c'est celle du langage. Ceci ne signifie pas pour autant une période d'oppression où il était impossible de s'exprimer : le langage s'est peu à peu vidé de son sens. Tout ce qui pouvait se dire avec un contenu politique et social a fini par disparaître. Les politiques prenaient la parole pour ne rien dire et le reste des débats s'est concentré dans diverses rumeurs. Ainsi, la société s'est recluse dans les cercles familiaux pour parler, échanger. Dans ces foyers, ce qui a dominé, ce sont les mélodrames parce qu’ils parlent de famille et d'amours. C'est dans cette société que j'ai grandi et de laquelle j'ai emprunté mon propre ton de voix. Ainsi, inexorablement le mélodrame m'habite.
Dans le cas de La Calle de la amargura, j'ai été fasciné par le fait divers que j'ai lu dans un journal contant l'assassinat de deux frères nains lutteurs. Ma fascination était la même que celle des autres Mexicains avec cette idée de « la fatalité du destin ». En effet, quelle coïncidence terrible que deux frères jumeaux sont nés et morts ensemble dans le même lit ! Lorsque j'ai commencé à travailler sur le scénario, j'imaginais que la mère des frères lutteurs serait la protagoniste puisqu'elle manifeste un trouble de la personnalité histrionique avec une propension à la manipulation. Mais tout d'un coup, de manière très naturelle, les deux femmes qui avaient assassiné les deux frères de manière fortuite et inconsciente, ont commencé à prendre davantage de place dans le scénario. Je me suis alors rendu compte que je souhaitais raconter leur histoire. Il ne s'agissait plus de voir comment le destin frappait deux frères jumeaux, mais comment ces deux femmes sont devenues meurtrières et comment s'est construite une amitié entre elle. Je pense que c'est la première fois que j'écris un scénario avec un fond d'espoir.

A. R. : Pour ma part, il n'y a dans ce film aucune lueur d'espoir. Le mélodrame possède une palette de flexibilités très intéressante où il est aussi bien possible de raconter une comédie qu'un drame. J'ai toujours souhaité aller vers la comédie depuis les débuts de mon travail. Ce film est rempli d'éléments issus de la comédie à travers l'exploration de l'absurde. Dès lors, toute l'histoire peut être lue du point de vue de l'absurde comme par exemple à travers le fait que les frères ne quittent jamais leur masque, même pour se laver.

P. A. G. : L'espoir auquel je me référais repose sur l’idée que les deux femmes laissent de côté leur solitude pour emprunter un chemin différent l'une de l'autre, en espérant se retrouver après leur incarcération.  

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"La Calle de la amargura" d'Arturo Ripstein © DR

C. L. : Les années 2000 ont vu apparaître une renaissance du cinéma mexicain où de nombreux films reposaient sur le travail avec des acteurs non professionnels. Est-ce que cela vous a inspiré une autre manière de diriger vos acteurs professionnels ?

A. R. : J'ai toujours pensé qu'un acteur professionnel avec une certaine préparation donne de meilleurs résultats. Je n'ai jamais pensé que l'improvisation pouvait m'offrir quelque chose. Les enfants acteurs ne sont pas des acteurs professionnels et offrent généralement des résultats désastreux. Ils grandissent avec l'idée que l'improvisation est une manière d'être acteur mais le résultat est encore plus désastreux. C'est pourquoi j'ai toujours voulu faire reposer mon travail sur une solide préparation d'acteurs. Il y a certes des exceptions avec des personnes qui possèdent des dons innés, mais pour moi il n'y a pas de bon travail sans une véritable préparation initiale. Ceci rejoint l'idée du scénario qui est d'autant plus bon qu'il a été longuement préparé. Travailler avec des acteurs professionnels fait partie des précautions que je tiens à conserver.
Il est vrai que la manière de comprendre la réalité et de photographier le monde est un vrai atout du côté des nouveaux cinéastes qui font leur travail avec une grande intelligence et un sens du détail pour diriger leurs acteurs. Je ne peux pas dire que leur travail a influé sur ma propre manière de diriger. L'évolution du cinéma, en plus de suivre une évolution technique, révèle des changements dans la structure dramaturgique. Ainsi, lorsque le cinéma est passé du Noir & Blanc à la couleur, la manière de jouer et d'interpréter changea radicalement pour une raison bien simple : la couleur a rapproché le spectateur de la réalité. Le cinéma en Noir & Blanc présente ainsi une réalité parallèle, une réalité photographiable où l'on peut davantage contrôler une atmosphère, un sentiment de la vie à travers la narration. Avec la couleur, les acteurs devaient épouser la routine de la vie. Leur manière de parler devait ainsi ressembler à ce qui se disait dans la rue. Les dialogues devaient alors justifier la réalité et l'on voit la différence de jeu entre d'un côté James Cagney et John Wayne et de l'autre Marlon Brando.
Pour ma part, je n'aime pas la réalité : je suis davantage intéressé par les événements cinématographiques extra réels, c'est-à-dire des éléments ajoutés à la réalité qui peuvent parfois être plus frappants que la réalité elle-même.

P. A. G. : En outre, avec le type de films que réalise Arturo où les plans-séquences ont une grande importance, avec le type de dialogues que j'écris qui ont l’apparence du réalisme mais qui sont tout le contraire, les acteurs non professionnels perdraient leur force de conviction auprès du spectateur. Car la construction du film est très baroque, qu'il s'agisse des mouvements de caméra ou des dialogues que j'écris.

A. R. : Sur le tournage, il n'y a pas d'options possibles pour l'improvisation ou bien de manière infinitésimale. Je suis pour le contrôle total sur un film et non pour la perte de contrôle qui laisse place à l’inattendu. J'ai réalisé plusieurs documentaires où l’inattendu pouvait apparaître puisqu’on laissait la caméra tourner pour voir ce qui se passait devant elle, mais je ne procède jamais ainsi dans les fictions. Il existe plusieurs documentaires qui varient en fonction du degré de contrôle que le réalisateur décide. Ensuite, on a beau filmer le réel dans un documentaire, au montage on construit une histoire et à ce titre les documentaires sont aussi des mensonges. Ce que nous faisons de meilleur en tant que cinéastes, c'est de raconter des mensonges ! Celui qui ment le mieux est celui qui reçoit le plus de crédibilité. Sur un documentaire aussi il faut une adéquation entre ce que l'on souhaite montrer et ce qui est montré. Il y a toujours cependant un abîme entre ce que je souhaite faire et ce que j'ai fait. Le film idéal n'existe pas, il n'en résulte que du concret. En revanche, l'abîme entre le film désiré et le film réalisé est d'autant moindre que le contrôle est plus grand.

P. A. G. : Pour revenir au travail avec les acteurs, par exemple sur La Calle de la amargura, lorsque je commence à décrire des personnages, j'ai en tête des acteurs précis. Ainsi, dans le cas du personnage joué par Patricia Reyes Spíndola, il était écrit pour elle depuis le début parce que je connais bien ses inflexions de voix, sa manière de se mouvoir et comment Arturo la dirigera. La majorité des personnages sont ainsi écrits pour des acteurs précis.

Avec l'aide d'Helena Calafell Muñoz-Castanyer à la traduction

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