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Cédric Lépine : Votre filmographie semble suivre un itinéraire géographique. Vous partez du Sertão dans Cinéma, aspirines et vautours, passez par Recife avec Il était une fois Verônica et dans votre prochain film, vous quittez le Pernambouc pour aller à Manaus. Dans quelle mesure les lieux sont-ils une source d'inspiration pour la réalisation de vos films ?
Marcelo Gomes : Tout a commencé avec Cinéma, aspirines et vautours. L' histoire m'a été contée par le frère de mon grand-père. J'ai décidé d'en faire un film, un film qui parlerait de l'autre. Cette question me paraît essentielle ; l'observation de l'étranger, de ses différences permet de mieux nous connaître et c'est cette connaissance qui détruit les préjugés. Le film met en scène deux situations politiques complètement différentes : un sertanejo fuit sa terre natale à cause de la sécheresse ; il rencontre alors cet Allemand, qui fuit son pays à cause de la guerre. Cette rencontre était pour moi très importante et j'ai décidé de tourner dans le Sertão, lieu de ma mémoire affective. Mon grand-père vient du Sertão, mon père me racontait beaucoup d'histoires sur le Sertão. Quant à moi, je connaissais peu cette terre mais j'écoutais les histoires, regardais les films qui se déroulaient là-bas : avant d'être réalisateur, j'avais crée un ciné-club où je passais de nombreux films du Cinema Novo, de Glauber Rocha... Le cinéma a fait du Sertão un lieu mythique et ma famille en a fait le lieu de ma mémoire affective. J'avais besoin de filmer cette terre pour la reconnaître.
Viajo porque preciso, volto porque te amo est mon deuxième long métrage mais je l'ai filmé avant le premier. Karim Aïnouz et moi-même ne trouvions pas les fonds nécessaires pour réaliser nos films respectifs. À cette époque, si tu n’étais pas de Rio ou São Paulo, tu ne pouvais réaliser de film, tu n'étais rien. Karim est de Fortaleza, moi, de Recife. Cela faisait cinq ans que nous essayions de faire nos films quand il me demanda un jour : « pourquoi n'allons-nous pas dans le Sertão, que nous aimons tant ? C'est la terre de notre mémoire affective ». Nous avons obtenu un peu d'argent et nous sommes partis quarante jours avec une petite équipe de combattants pour filmer les choses et les personnes qui nous émouvaient. Il n'y avait pas de scénario, il y avait l'émotion. Nous étions à fleur de peau. C'est là que les paysages ont commencé à imprégner mes films. Le décor monochrome, le vide géographique, sont un reflet de la situation émotionnelle du personnage. Mon cinéma a construit un chemin où les lieux sont le reflet de l'âme des personnages.
L'Homme des foules se passe à Belo Horizonte. Nous aurions pu filmer la multitude à Rio, São Paulo,New York, Buenos Aires, Recife... Nous avions seulement besoin d'un métro et d'une grande ville. Mais pour Cao Guimarães qui est originaire de cette ville et pour moi qui y ai vécu, ce choix était important. Nous connaissions l'âme de la ville et nous savions exactement où la multitude marche sans regarder autour d'elle.
J'ai réalisé un film qui s'appelle Joachim sur l'indépendance du Brésil. Je me suis alors rendu au Minas Gerais. J'ai voyagé pendant trois mois, jusqu'à trouver le lieu de vie du personnage, un lieu où la lumière, les montagnes, les cascades, les forêts forment selon moi le Brésil colonial. Il se passe la même chose avec la photographie. Par exemple, dans Cinéma, aspirines et vautours, je n'avais pas choisi cette photographie surexposée, presque blanche, non, ce sont les personnages qui en ont décidé ainsi ; l'Allemand, avec ses yeux bleus, regarde le Sertão sans le voir à cause de la lumière intense, comme s'il voyageait vers le soleil. Je fais avant tout un cinéma de personnages. J'ai alors construit ces liens entre le lieu, le personnage, la lumière. Voilà comment se forment mes films.

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Loreleï Giraudot : Vos personnages traversent souvent une crise personnelle. Ils cherchent l'amour, le bonheur, un sens à la vie, sans réussir à communiquer. Pourquoi de tels personnages ?
MG : Je crois que je fais des films pour montrer des choses que je connais mal, afin de mieux les connaître. Dans mon ciné-club, je projetais des films d'auteur qui m’émouvaient beaucoup. Je pense que cette émotion vient de la découverte de situations méconnues. Dans Cinéma, aspirines et vautours, le personnage doit vivre loin de sa famille, loin de tout, comme en exil. Je n'ai jamais connu l'exil et cela m'intéressait beaucoup. Verônica est un personnage en doute ; elle s’interroge sur sa vie, sur le passage à l'âge adulte. Moi-même, lorsque j'avais son âge, je ne savais pas comment faire. Dans L'Homme des foules, le personnage masculin est à la fois seul et entouré tandis que le personnage féminin fréquente des personnes virtuelles. Il y a une solitude virtuelle et une solitude physique. Ce qui m'intéresse, c'est la partie positive de la solitude, le fait d'apprécier de rester seul, n'avoir besoin de personne. Je capte ces incompréhensions pour mes personnages et je vis à travers eux leurs crises ; l'incommunicabilité fait partie de cette crise. C'est aussi peut-être pour cela que deux de mes films sont des road movie. Le road movie nous fait sortir de notre zone de confort pour aller vers un autre lieu où il faudra ouvrir les portes de la perception ; être une autre personne. Lorsque nous voyageons, nous posons un regard complètement différent sur les gens qui nous entourent. Les personnages peuvent éprouver des difficultés à communiquer, à exprimer leurs sentiments comme dans Viajo porque preciso, volto porque te amo où la voix invente des lettres destinées à un amour qui n'est plus, parce qu'ils sont timides, qu'ils parlent une autre langue comme dans Cinéma, aspirines et vautours. Je fais mes films pour comprendre ce que je ne comprends pas.
LG : De façon paradoxale puisqu'elle ne permet pas la communication, la voix est très importante dans vos films. Viajo porque preciso, volto porque te amo se présente comme un journal intime, Il était une fois Verônica se situe entre le conte et la confession.
MG : À Recife, ma ville natale, la tradition orale est très forte. Il y a les chanteurs, les troubadours qui viennent de la culture portugaise ; il y a les gens, qui parlent beaucoup. Dans ma famille aussi, nous parlons beaucoup. Il y a cette musicalité dans la culture. De nombreux musiciens viennent du Nordeste : de Bahia, du Pernambouc, du Ceará. Même si je tente de réaliser des films à portée universelle, mon peuple est avec moi : il est présent dans l'accent, la couleur, la musique.
En même temps, je fais des films contemporains, à une époque où la difficulté de communiquer est très importante : personne ne se parle, ne se comprend alors que le désir persiste. Les silences aussi sont très importants dans mes films. Le désir de parler, même à un enregistreur ou à une personne qui n'existe plus, se mêle aux silences. Mes films ont une autre caractéristique qui vient du ciné-club : ils suscitent la créativité du spectateur. J'aime le cinéma qui stimule la mémoire et l'imagination. Lorsque je regarde un film, je me souviens de choses passées ou de choses à venir. Le silence est le moment pour le spectateur, comme dans Viajo porque preciso, volto porque te amo, de se rappeler son propre voyage. Je dis toujours à mes amis qu'il ne devraient payer que la moitié de leur place de cinéma parce que l'autre moitié, ce sont eux qui la créent. Dans Viajo porque preciso, volto porque te amo, il y a cet être qui parle sans qu'on le voie. Dans Cinéma, aspirines et vautours, les hommes regardent dehors parce que quelqu'un ou quelque chose est passé sans que le spectateur ne le voie. Le hors-champ reste à construire, le silence est à combler par la mémoire. Je suis un réalisateur cinéphile. Cette passion et la culture du Nordeste ont imprégné mes films.

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CL : La littérature est une autre source d'inspiration. Ainsi L'Homme des foules est une adaptation d'Edgar Allan Poe et votre prochain film, de l'écrivain brésilien Milton Hatoun. Quelle est la place de la littérature dans votre cinéma?
MG : J'ai toujours aimé la littérature. Dans les années 1920, une littérature régionale très importante s'est développée, avec de grands écrivains et poètes comme Graciliano Ramos, João Cabral de Melo Neto, etc. Leur influence a été aussi bien nationale qu’internationale. L'empreinte de la littérature vient de cette tradition orale et de mon éducation ; je lisais beaucoup de livres du Pernambouc. Un jour, quelqu'un a émis une remarque intéressante à propos de Viajo porque preciso, volto porque te amo : il était étonné de ne pas voir le visage du personnage principal, de ne pas savoir qui il était. J'ai alors répondu que lorsque nous lisons un livre, nous ne voyons pas le personnage qui parle. J'ai ensuite pensé que ce film était comme un livre : il faut reconstruire le physique, le visage, le corps de celui qui parle.
LG : Nombre de vos films sont des coréalisations. Considérez-vous le cinéma comme une expérience collective ?
MG : Les cinéastes sont les personnes les plus égocentriques du monde et, lorsque nous sommes sur le plateau, cet ego est d'autant plus fort. De nombreux réalisateurs m'ont demandé comment je réussissais à réaliser un film à quatre mains. Premièrement, j'ai fait des films avec des amis. Deuxièmement, j'admire leur travail. Troisièmement, ce sont des personnes qui désirent raconter des histoires originales : ils ne font pas de films pour gagner de l'argent ou un oscar. Ils se préoccupent de l'écriture, de la signature. Ce sont des personnes aux goûts cinématographiques similaires aux miens. J'ai commencé à aider Karim pour le scénario de Madame Satã et il m'a aidé pour le mien. Nous travaillions bien, mais nous nous disputions. Cependant, ces querelles n'étaient pas affaires d'ego ; il s'agissait de savoir ce qui était le mieux pour le film. Dans nos disputes, celui qui gagnait était celui qui avait la meilleure idée. Nous avons réalisé ce film ensemble et peut-être que nous recommencerons. Ce fut la même chose avec Cao Guimarães. Nous avons commencé avec une installation vidéo et j'ai ensuite fait le montage d'un de ses longs métrages, deux travaux où nous avons travaillé beaucoup. Le cinéma est un travail d'équipe. Avec le directeur artistique, nous parlons de tout, des lieux, des acteurs, de l'interprétation, des prises de vue. Avec les acteurs, nous pouvons faire des prises pendant un mois ; les séquences que j'avais écrites deviennent alors complètement différentes et, au moment du montage, je réalise un tout autre film. Durant le tournage de Cinéma, aspirines et vautours, le monteur m'a dit qu'il avait écouté une musique des années 1930 qui ressemblait à mon film. J'ai mis cette musique dans la séquence initiale, lorsque l'Allemand conduit. Cette idée est tellement bonne que j'aurais aimé dire qu'elle était mienne ! Le réalisateur est comme un maître qui doit faire surgir le talent de chacun. Le plus important pour lui est de bien savoir communiquer ses idées. Ensuite, les choses arrivent de façon fantastique.
CL : Un de tes thèmes de prédilection est l'incommunicabilité entre les êtres, entre les hommes et les femmes aussi, comme dans Il était une fois Verônica et L'Homme des foules.
MG : C'est un thème très contemporain. C'est peut-être aussi parce que j'ai obtenu une bourse pour étudier le cinéma en Angleterre ; j'ai vécu deux ans à l'intérieur des terres dans les années 1990. Il n'y avait ni Internet ni Facebook ; je parlais avec ma famille tous les trois mois et, parfois, j'avais du mal à comprendre la langue et la culture. Cette expérience a peut-être influencé mon cinéma. Mais les personnages éprouvent aussi une difficulté à communiquer leurs sentiments ; c'est une difficulté existentielle, existentialiste. Peut-être que mon cinéma est sartrien. Les personnages vivent une crise qui est aussi celle de la communication. J'aime beaucoup Sartre, Antonioni. Et en même temps, je viens d'une culture orale. Dans son cinéma se croisent le désir de communiquer et son impossibilité.

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LG : En ce qui concerne le langage cinématographique, nous pouvons voir une radicalisation dans vos choix esthétiques, jusqu'à L'Homme des multitudes qui utilise le format carré, 1.1. Percevez-vous votre itinéraire artistique de façon évolutive ?
MG : Il y a deux choses dans le cas de L'Homme des foules. D'une part, nous nous sommes demandés comment filmer la solitude des personnages. Nous y avons pensé longtemps puis nous nous sommes décidés pour le format carré qui permet d'augmenter la profondeur de champ, créant ainsi une sensation de vide immense. Lorsque le personnage est seul, il apparaît complètement isolé. Lorsqu'il est entouré, les personnes semblent former une multitude. D'autre part, Cao Guimarães est plasticien. On s'est mutuellement influencé : lui, pour la subjectivité des images et moi, pour le travail des acteurs. Il y avait des disputes et des influences, comme dans un couple. Si j'observe mes films, je note qu'ils ont des points communs et des différences. En ce sens, L'Homme des foules est très expérimental, c'est celui qui est le plus « vidéo art », mais Viajo porque preciso, volto porque te amo est expérimental aussi. Les films semblent différents parce que ce sont quatre personnages, quatre paysages mais il y a des points communs. Je ne sais pas si j'évolue, dans le sens où je serais un meilleur réalisateur, parce que j'adore le hasard. Je pense que le hasard fait partie de l’art. Nous passons un mois à faire des prises et, alors que tout semblait convenir, je change l'intégralité du texte. L’erreur, le hasard m'apprennent beaucoup ; cela me semble très important pour dérouler le langage cinématographique. Je ne sais pas si je pourrais faire un film comme Hitchcock, avec tous les plans écrits, où tout serait comme dans le storyboard. Je crois que je n'y arriverais pas.
Entretien réalisé à Toulouse en mars 2016 durant le festival Cinelatino, par Loreleï Giraudot et Cédric Lépine.