Billet de blog 30 mai 2024

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Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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Entretien avec David Zonana, réalisateur du film « Heroico »

Le film « Heroico » est en salles de cinéma en France depuis le 22 mai 2024. Il y est question de l'institution militaire au Mexique dont les agissements restent toujours obscurs et a permis un système de répression massif au service d'une dictature non officielle.

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Illustration 1
David Zonana © DR

Cédric Lépine : Quelle a été l'investigation réalisée pour nourrir le scénario ?

David Zonana : Il est évident que le film nécessitait un travail d'investigation assez ample autour du thème que je souhaitais traiter. J'ai ainsi visité des camps militaires et réalisé une investigation quasi journalistique quant à l'histoire de l'institution militaire au Mexique. J'ai surtout réalisé de nombreux entretiens auprès de plus de cinquante jeunes hommes qui ont été militaires et qui m'ont partagé leur expérience. Cela m'a permis d'avoir une idée plus large de la situation à l'intérieur de ces camps militaires sans que les événements relatés ne soient associés à des cas isolés.

C. L. : Comment s'est déroulé le casting ?
D. Z. : Le processus de casting a privilégié des personnes qui ont eu une expérience militaire, c'est pourquoi la majeure partie des acteurs jouent le rôle qui a été le leur à un moment donné de leur vie. Il était essentiel pour moi d'avoir une équipe qui avait une expérience dans ce monde militaire. Cela offrait en effet un réalisme supplémentaire quant à ce qui se passait à l'intérieur de ce monde. Ainsi,leur interprétation se reflète dans leur manière de parler et de se mouvoir. Ce ne sont pas des acteurs mais des jeunes avec des expériences militaires.

C. L. : Si officiellement le Mexique n'a pas connu de dictature comme les autres pays d'Amérique latine, la réalité est toute autre et l'Armée y a beaucoup participé.

D. Z. : Il est vrai qu'officiellement le Mexique n'a pas connu de dictature mais le même parti politique, le PRI, a gouverné le pays durant plus de 70 ans. Une dictature ne se définit pas selon moi par une seule personne au pouvoir mais peut se refléter à travers un parti politique qui monopolise la direction d'un pays. Cette situation démontre un manque profond de démocratie et la difficulté à ce que des changements sociaux puissent avoir lieu. Le pays a en outre eu toutes les caractéristiques d'une dictature avec un système de répression militaire particulièrement violent. Jusque dans les années 1960, les présidents qui se sont succédé au pouvoir étaient des militaires. Les conditions des dictatures des autres pays d'Amérique latine se sont ainsi retrouvées à l'identique au Mexique.
À l'heure actuelle, le pouvoir de l'armée est encore le plus puissant, à tel point qu'il reste difficile de penser à un gouvernement indépendant des intérêts militaires. La population mexicaine a dû au fil des décennies apprendre à vivre avec ce pouvoir omniprésent. Un mouvement social de grande ampleur est nécessaire afin de changer cette situation d'hégémonie de l'armée sur le gouvernement.

C. L. : Peut-on voir l'armée comme le reflet exacerbé de la construction des valeurs machistes au Mexique ?

D. Z. : La construction du machisme n'est pas le seul fait de l'éducation militaire puisque c'est bien largement une récurrence culturelle dont les causes sont multiples et complexes. Il est vrai aussi que le monde militaire accentue cette manière d'être où des sensibilités différentes sont mal vues. Ce qui prime est alors contenu dans la force et la dureté. Cette formation militaire entraîne les hommes à perdre leur identité émotionnelle et leur sensibilité. Ceci est d'autant plus grave que ces hommes portent des armes. Je pense qu'il faut analyser les conséquences du machisme et de la désensibilisation auprès des jeunes gens dans le pays.

C. L. : Le film traite aussi de la disparition des cultures indigènes au Mexique par l'incorporation de ses membres dans l'armée.

D. Z. : La question indigène est complexe au Mexique et reste encore extrêmement liée à la pauvreté tandis que la professionnalisation militaire reste au Mexique la première option pour sortir de cette condition sociale tandis que la seconde est le narcotrafic. Ainsi, la population indigène au Mexique manque d'opportunités et se dirige massivement dans l'armée à tel point que les corps de l'armée sont principalement incarnés par des indigènes. La triste ironie de leur sort est que les populations indigènes se retrouvent à servir un État qui n'a cessé de nier leur identité et leur existence. Au contraire, l'Armée a participé à l'éradication de ces modes de vie et de ces cultures.

C. L. : Full Metal Jacket de Stanley Kubrick aussi bien que les films de Michel Franco et d'Amat Escalante vous ont-ils été d'une grande inspiration pour développer la réalisation d'Heroico ?

D. Z. : Bien entendu j'avais en tête différentes influences cinématographiques aussi bien qu'historiques et contemporaines. Il est difficile de parler de l'armée sans avoir en tête Full Metal Jacket qui est une référence classique incontournable. J'ai d'autant plus d'influences de Michel Franco que j'ai commencé à travailler très jeune avec lui et qu'il a produit mes films. Nous avons ainsi une grande complicité et une large affinité dans l'approche narrative de nos sujets. Quant à Amat Escalante, j'ai en effet en commun avec lui le recours à une représentation crue au premier plan de la violence pour témoigner des thématiques sociales au Mexique. Il est évident que j'aime ce cinéaste dont le cinéma m'a beaucoup appris.

C. L. : Le film a-t-il été confronté à la censure ?

D. Z. : La censure n'est pas quelque chose qui s'exerce directement sur le cinéaste. En prévision de la sortie du film à Mexico, nous nous attendions en effet à un exercice de censure mais sans que nous nous soyons sentis contraints à réprimer certains sujets. Nous avons plutôt réfléchi à la stratégie à mettre en place afin d'éviter les pressions sur la diffusion du film. Il y eut des tentatives pour empêcher la projection du film mais nous avons pu compter sur des soutiens divers. En outre, nous avons présenté le film au sénat de la République, auprès des médias de communication qui y ont vu un moyen de dénoncer cette institution avec tant de pouvoir et l'urgence de réclamer une transparence quant aux actions militaires. Ces soutiens ont été tels qu'il a été ensuite difficile de censurer le film.

C. L. : Comment le film a été reçu au moment de sa sortie en salles au Mexique ?

D. Z. : Lorsque nous avons lancé la bande-annonce du film un mois avant sa sortie, de nombreux débats ont commencé à émerger comprenant beaucoup de controverses à propos de ce qui se passe dans les camps militaires, les entraînements, etc. Heureusement, la réaction du public a été plutôt bonne avec plus de 500 000 personnes qui ont vu le film en salles de cinéma au Mexique, ce qui est énorme. Ceci témoigne bien du désir des Mexicains et Mexicaines pour connaître ce qui se passe à l'intérieur de l'institution militaire. Il s'agit en effet d'une institution très hermétique dont il sort très peu d'informations. Le succès commercial du film est dû à de nombreux facteurs mais le manque d'informations sur cette institution en fait partie. Cela reflète bien la légitimité de réclamer une transparence ou du moins un dialogue entre la société civile et l'Armée. Le film n'est qu'un outil pour incarner cette demande alors que les agissements militaires n'ont cessé de rester occultes durant des décennies.

C. L. : Quels sont les sujets que vous souhaiteriez développer dans vos prochains films ?

D. Z. : Je n'ai réalisé que deux longs métrages qui ont traité des disparités sociales et des problèmes politiques au Mexique. Il essentiel pour moi que ces sujets continuent à se refléter dans mes films. Je ne dis pas que je ferai toujours des films sur ces thèmes mais pour le moment ceux-ci m'intéressent beaucoup d'un point de vue sociologique, anthropologique et historique. Je m'intéresse à l'histoire de mon pays pour comprendre quels sont les ingrédients qui ont permis à ce que nous nous retrouvions dans la situation actuelle pour le bien comme pour le mal.

Illustration 2

Heroico
de David Zonana
Fiction
88 minutes. Mexique, 2023.
Couleur
Langue originale : espagnol

Avec : Santiago Sandoval Carbajal, Fernando Cuautle, Mónica del Carmen, Esteban Caicedo, Isabel Yudice, Carlos Gerardo García
Scénario : David Zonana
Images : Carolina Costa
Montage : Oscar Figueroa Jara
Mixage sonore : Raúl Locatelli
1er assistant réalisateur : Matías Estévez
2nd assistant réalisateur : Agustín Peralta Lemes
2nde assistante réalisatrice : Sara Ramos
3e assistant réalisateur : Ignacio López
Casting : Eduardo Giralt
Décors : Ivonne Fuentes
Superviseur des effets visuels : Raúl Luna
Société de production : Teodora
Production : Michel Franco, David Zonana, Eréndira Núñez Larios
Distributeur (France) : Paname Distribution
Sortie cinéma (France) : 22 mai 2024

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