
Cédric Lépine : Pour toi, un film naît-il de la rencontre avec un personnage ou plutôt de nombreuses questions de société ?
Ariel Escalante Meza : Domingo et la brume est né de la conjonction de plusieurs choses : je voulais parler de sujets difficiles pour mon pays, et en même temps de l'expérience d'un personnage très éloigné de mon quotidien. Je voulais aussi parler de cet endroit, Cascajal de Coronado. Ainsi, tout s'est mis en place en même temps. Je ne peux plus séparer personnage, thèmes et lieu, tout est réuni dans mes souvenirs. J'ai l'impression que ce qui est venu en premier, oui, c'était l'envie de jouer avec le brouillard : étant originaire du Costa Rica, j'ai un rapport particulier avec la nature, qui est avant tout poétique. J'ai toujours pensé que le brouillard est un portail vers d'autres dimensions, et quoi de mieux que le cinéma pour ouvrir des portes qui autrement resteraient fermées ?
C. L.: Quelle est la réalité de ce contexte d'expropriation actuellement au Costa Rica?
A. E. M.: Le fantasme du progrès a une influence très puissante au Costa Rica. Pire encore, depuis les années 1980, avec l'avènement de politiques néolibérales, cette présence est incontestable. Ainsi, le Costa Rica continue de construire des autoroutes, des barrages, des centres de congrès et des centres commerciaux sans se demander qui en paie le prix. Maintenant, quand j'ai commencé à écrire Domingo et la brume, une énorme contradiction dans la façon dont le Costa Rica traite son problème foncier est apparue: le meurtre de Sergio Rojas et Jehry Rivera, deux dirigeants de communautés indigènes qui récupéraient des terres volées par la bourgeoisie. Dans cette affaire, les autorités costariciennes se sont précipitées pour classer l'affaire sans trouver les responsables, et ont fait la sourde oreille aux recommandations des institutions internationales telles que la Cour interaméricaine des droits de l'Homme, qui a demandé au gouvernement de Carlos Alvarado de rouvrir le cas pour aller au fond de l'affaire.
L'impunité est un problème dans mon pays. Enfin, deux semaines après la fin de notre tournage, la plus grande affaire de corruption de l'histoire du Costa Rica a éclaté, appelée "l'affaire de la cochenille". Il s'agissait d'entreprises de construction versant des pots-de-vin à grande échelle pour la construction de routes. Et nous ne le savions même pas pendant que nous faisions le film.
C. L.: Dans un pays conservateur et catholique où le parti communiste est interdit depuis 1947, les revendications sociales ont-elles du mal à s'exprimer ? Est-ce pour cela que Domingo ne peut pas s'appuyer sur une dynamique syndicale ?
A. E. M.: Comme beaucoup d'autres endroits dans le monde, l'appréciation des syndicats au Costa Rica est complexe. Elle est même diabolisée. Depuis longtemps, les travailleurs de la terre sont dans une dynamique qui consiste à se considérer « seuls contre le monde ». Et j'ai l'impression que notre pays ne veut pas en parler. C'est l'une des principales raisons de faire ce film. Il s'agissait pour l'équipe du film de démasquer les mythes qui entourent le Costa Rica, à la fois en interne mais aussi à travers son image diffusée dans le monde. Et ceci pour la simple raison qu'ignorer nos problèmes n'aidera pas à les résoudre.
C. L.: Quelles ont été vos références pour construire l'univers fantastique du film ? Votre inspiration provient-elle aussi bien de l'anthropologie costaricienne que de l'histoire du cinéma mondial?
A. E. M.: Je pense que ça vient de plusieurs endroits à la fois. En Amérique latine, nous sommes habitués à transformer nos morts en fantômes. Je crois que chaque famille sur le continent a au moins une histoire d'apparitions. Et cela semble très riche. Cela fait partie de qui nous sommes et de notre façon de voir le monde. De plus, le Costa Rica a un rapport très particulier avec la nature. Alors l'idée de jouer avec ces imaginaires populaires dès le départ m'a séduit. Il y a aussi des choses plus globales qui m'ont beaucoup influencé: beaucoup de films, beaucoup de musique comme Coil, Einsturzende Neubaten et Massive Attack. Ainsi que des références issues des arts plastiques et de la littérature. Je sens ainsi qu'il y a beaucoup de présence de Carlos Luis Fallas et de Juan Rulfo dans le film.

C. L.: Peux-tu présenter le profil de cette production indépendante où nous nous retrouvons à la fois le talentueux directeur de la photographie Nicolás Wong, et réalisateurs Julio Hernández Cordón et Felipe Zúñiga, sans oublier la productrice Gabriela Fonseca Villalobos ?
A. E. M.: Dès le début, nous avons décidé de faire de ce film une aventure punk. Nous voulions faire un film avec un budget cohérent avec notre réalité et, surtout, avec une réalisation rapide. Nous ne voulions pas être pris dans la dynamique du développement de projets et de la coproduction internationale, mais plutôt trouver notre propre façon de tourner. Nous avons tourné avec une équipe de sept personnes dans un style documentaire. Nous sommes entrés dans des endroits sans électricité, difficilement accessibles en voiture. Et puis nous avons décidé de transformer ces conditions en une esthétique et une politique particulières : nous avons fait tous les effets visuels du brouillard sur place, avec des machines à brouillard que nous avons construites nous-mêmes. C'est parce que nous nous identifions plus à l'artisan qu'aux grandes industries cinématographiques, que nous ne pouvons identifier que comme étrangères.
Domingo et la brume
Domingo y la niebla
d'Ariel Escalante Meza
Fiction
86 minutes. Costa Rica, 2022.
Couleur
Langue originale : espagnol
Avec : Carlos Ureña (Domingo), Sylvia Sossa (Sylvia), Aris Vindas (Paco), Esteban Brenes Serrano (Yendrick)
Scénario : Ariel Escalante Meza
Images : Nicolás Wong Díaz
Montage : Lorenzo Mora Salazar
Musique : Alberto Torres
Son : Marco Salaverría
Production : Incendio Cine
Producteurs : Nicolás Wong Díaz, Ariel Escalante Meza, Julio Hernández Cordón, Gabriela Fonseca Villalobos, Felipe Zúñiga
Distributeur (France) : Épicentre Films
Vendeur international: Films Boutique