Billet de blog 30 juillet 2015

Cédric Lépine (avatar)

Cédric Lépine

Critique de cinéma, essais littéraires, littérature jeunesse, sujets de société et environnementaux

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L’ascenseur : un espace pudique de rencontres

Entretien avec Adrián Ortiz, réalisateur du documentaire Elevador 

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Entretien avec Adrián Ortiz, réalisateur du documentaire Elevador

Illustration 1
Adrián Ortiz © Rafaëlle Berthault

Cédric Lépine : Comment un ascenseur est devenu le lieu approprié pour parler d’une communauté humaine dans son ensemble ?

Adrián Ortiz : Les immeubles reflètent les aspirations de leurs habitants à un bien-être. C’est du moins l’interprétation que voulaient en faire les architectes qui ont conçu ces immeubles. Dans le cas précis de l’immeuble du film, l’architecte Mario Pani pensait que les idées fonctionnalistes des architectes français pouvaient s’intégrer au Mexique. Le problème est que dans les années 1940 il y avait certains besoins et que dans les décennies suivantes ceux-ci étaient tout autres. Dans le documentaire, j’ai tenté de capter l’évolution des perceptions des habitants, de leur définition personnelle du bien-être. Au final, le plus important dans ces édifices sont les personnes qui y vivent. J’ai remarqué qu’une manière permettant de donner la voix aux habitants consistait à épouser le point de vue de ces personnes qui s’occupent des ascenseurs. Ils sont en effet les dépositaires des histoires des habitants, ils connaissent ceux qui souffrent d’un mal d’amour, tout en conservant respectueusement l’intimité de chacun. L’idée était pour moi de découvrir ce qui se passe dans cet immeuble à travers les histoires de vie de chacun.

C. L. : Les difficultés rencontrées dans ces immeubles témoignent-ils de la fin d’une manière de vivre ensemble qui avait influencé la conception des architectes ?

A. O. : Je pense que si l’on offre à chacun l’espace adéquat au bonheur personnel alors ce bonheur sera possible. Le bien-être au quotidien dépend également des activités et des mouvements des habitants. Je pense que les besoins évoluent en permanence. Dans l’immeuble du film ont été privilégiés les grands espaces communs, mais cela n’a pas fonctionné. L’unité d’une communauté ne vient pas seulement des espaces mis en commun. Il fut très difficile pour les habitants de trouver un accord autour de projets communs alors que le projet architectural concernait tout le monde. Je crois que lorsque l’on conçoit un tel projet architectural, il est très difficile d’imaginer comment seront utilisés les espaces communs un siècle plus tard. Ce n’est pas que les projets architecturaux initiaux étaient mauvais, mais seulement que les besoins ont changé. Les habitants les plus âgés aiment beaucoup leur immeuble, ils ont l’impression que leur gouvernement les a écoutés et a été généreux à leur égard. Si les espaces communs sont grands, les espaces privatifs sont beaucoup plus petits. Ainsi, il est difficile pour une famille et ses enfants de vivre tous ensemble dans le même appartement. Chaque habitant affirme des nécessités distinctes.

C. L. : Y a-t-il beaucoup de jeunes dans cet immeuble ?

A. O. : Oui. Ils ne sont pas nombreux mais il y en a comme le symbolise la jeune femme enceinte. Le travail dans l’ascenseur n’est qu’une activité complémentaire, chacun doit donc avoir un autre travail à l’extérieur.

Illustration 2
© DR

C. L. : Les résidents qui prennent l’ascenseur sont filmés à travers leurs pieds. Il se trouve que cette partie du corps reflète bien la personnalité. Comment t’es venu cette idée ?

A. O. : Ce fut un long cheminement où l’on a tenté diverses options de prises de vue. Mais il se trouve qu’avec la caméra, les personnes se sentaient assez incommodées. Nous avons essayé une nuit de filmer à la hauteur des pieds. Nous nous sommes alors rendu compte que les pieds parlaient énormément des personnes. Lorsque l’on voit les pieds d’une personne et que l’on entend sa voix, on finit par imaginer son visage sans pourtant le voir. J’aimais bien l’idée que le spectateur se construise mentalement le visage de la personne filmée. Nous avons dans un premier temps filmé les pieds, les mains, un morceau de vêtement car je pense que cela constitue l’expérience quotidienne des personnes qui travaillent dans l’ascenseur : leur vision est fragmentée. Avec l’équipe, nous souhaitions partager leur quotidien dans cet espace exigu d’un mètre carré.

C. L. : Ce choix participe-t-il de ton éthique de documentariste à rendre compte au mieux, avec respect et pudeur, de l’intimité des personnes que tu filmes ?

A. O. : Au départ, lorsque nous avons commencé à filmer dans l’ascenseur, les personnes se mettaient vite en colère. Il était difficile qu’ils s’habituent à notre équipe de tournage. Je pense que nous ne sommes plus habitués à la proximité du corps des autres. On retrouve cela dans le métro et d’autres lieux où l’on est contraint et forcé à être aussi proche. Dans l’ascenseur, une proximité peu coutumière se met en place et cela peut parfois durer trois minutes. C’est une situation étrange qui peut traduire de la sensualité, de l’amabilité, etc. Entrer dans cet espace intime avec une caméra peut dès lors être pris comme une agression. Il nous importait de prendre en compte cette limite et ne pas forcer les personnes à être filmées. Il est évident que notre présence constitue une transgression dans la vie des habitants. De la même manière, si l’on ne demande pas la permission à une personne de la prendre en photo, on rencontrera plus facilement une opposition. Même s’il faut oser transgresser certaines règles, il existe néanmoins une manière respectueuse à l’égard de l’autre de le faire. Ainsi, lorsque les personnes constatent que je ne filme que leurs pieds, elles ne se sentent plus que l’on abuse d’elles. Ainsi, l’agressivité tombe lorsque le chef opérateur explique qu’il va filmer les pieds, les mains, un bout de vêtement. En abaissant la caméra au niveau des pieds, on diminue conjointement la sensation de subir un interrogatoire.

C. L. : Si le documentaire met en avant les résidents dans cet immeuble, il propose également un portrait de ces hommes et femmes qui travaillent dans les ascenseurs.

A. O. : Absolument. Nous nous intéressions à l’architecture du lieu, mais ma préoccupation principale consistait à me rapprocher le plus près de la réalité de ces personnes. Les questions architecturales viennent dans une seconde étape dans l’élaboration de ce documentaire. Au départ il y avait en moi la curiosité de comprendre comment ces personnes vivaient leur travail dans cet espace aussi exigu. Elles sont là mais aimeraient être ailleurs. Dès lors, entendre les histoires de vie des passagers momentanés des ascenseurs leur permet de voyager, d’explorer d’autres manières de vivre. Par exemple, pour Gerardo travailler dans l’ascenseur fut l’opportunité de réaliser une introspection.

C. L. : Gerardo explique d’ailleurs que son travail le conduit à être invisible des autres, comme un non personnage d’une histoire. Le documentaire participe-t-il à rendre visible ceux que la société, à travers divers médias, a rendu invisibles ?

A. O. : Absolument. Il existe également de nombreuses autres activités qui font de ceux qui les exercent des invisibles alors que leur contribution sociale est incontournable. Ces personnes « invisibles » conservent l’espoir de générer une empathie chez l’autre et c’est ce que je recherche chez le spectateur. Il existe en elles des histoires complexes et émouvantes qui peuvent attirer l’attention de la société. Elles ont des rêves qui leurs sont chers comme tout le monde. En prendre compte conduit à rendre visibles des personnes qui restent toujours hors champs.

C. L. : En plus de cette approche du réel, tu offres une grande place à la poésie, notamment en intégrant une composition musicale originale. Comment l’as-tu pensée pour l’intégrer au mieux au documentaire ?

A. O. : Avec le compositeur, nous avons essayé diverses versions. Je suis très reconnaissant au compositeur d’avoir été si patient avec moi alors qu’il avait travaillé durant quatre mois et que j’ai décidé finalement de changer la tonalité du film. En effet, nous avons cherché à nous approcher au plus près des sentiments que nous pouvions éprouver dans les lieux que nous avions filmés. Pour moi, ceux-ci sont mélancoliques et je souhaitais voir en contrepoint des moments plus lumineux, pour faciliter l’intégration de l’ensemble.

En outre, le cinéma documentaire permet de réaliser des métaphores ; c’est pourquoi je recherchais tout particulièrement les métaphores visuelles. Je pense que l’on peut très bien inclure de la poésie à l’intérieur d’un documentaire. Ainsi, on peut voir des métaphores dans ces personnes qui travaillent dans les ascenseurs, dans les pieds, etc. Nous souhaitions également illustrer les différentes étapes de la vie : la jeunesse, la vieillesse à travers quelques éléments subtils. C’est pourquoi apparaissent les fleurs du cercueil d’un homme qui vient de perdre son père. Ce sont des choses qui se sont présentées : il n’y a rien d’exceptionnel à cela. À partir de ces petits détails se reflète la vie elle-même.

C. L. : Cette sensibilité témoigne également de ta part de subjectivité dans le film.

A. O. : En effet. je souhaitais montrer la solitude que l’on peut ressentir durant la nuit à travers la mélancolie qui en résulte, mais aussi les aspects lumineux que l’on peut voir lorsque l’on prend le temps d’observer et de parvenir à un regard privilégié.

Illustration 3
© DR

C. L. : Tu parles de tes nombreuses expérimentations pour faire naître le film : de quelle liberté as-tu disposé pour réaliser ce documentaire du côté de la production ?

A. O. : Au Mexique lorsque tu souhaites réaliser un documentaire, il faut trouver un chargé de production et formuler une problématique de travail. Ceci comporte de nombreux risques. Le premier est que disposant au préalable de ce qu’il faut filmer et comment le filmer, on peut totalement négliger tout ce qui se passe autour et qui aurait pourtant été plus intéressant. J’ai tenté d’aller à l’encontre de cette méthode : le but était pour moi de rester le plus ouvert au hasard. Il est clair que j’avais malgré tout quelques thèmes que je souhaitais traiter et qui constituent comme la structure du film. Néanmoins, nous avions une confiance absolue au hasard même. Parfois cette méthode de travail est proche de celle du pêcheur qui ne sait pas quel prise il fera. Ainsi nous avons filmé des pieds et ensuite nous avons découvert qu’entre ces pieds il y avait une conversation. Je me suis permis d’expérimenter comme je n’ai jamais osé le faire auparavant en me confiant totalement à mon intuition. Si j’ai réussi cela c’est grâce à l’appui et à la complicité du chef opérateur, Hatuey Viveros Lavielle. En effet, au départ il était difficile de comprendre là où je voulais aller. S’il savait que je voulais filmer des pieds chaque nuit, il ne pouvait s’imaginer comment j’allais articuler toutes ces images. Je pense que lorsque l’on a en tête les thèmes, il est ensuite plus facile de rencontrer par la suite les métaphores. À partir du moment où j’avais ces thèmes, il ne me restait plus qu’à trouver les éléments qui seraient à l’image porteurs de ces métaphores. Je pense que le documentaire pousse à faire confiance à ses propres intuitions. Au final, ce cheminement permet de faire naître de l’émotion.

C. L. : Ton documentaire a beaucoup de points communs avec En el hoyo de Juan Carlos Rulfo : il est question des travailleurs « invisibles » de Mexico, d’une magnifique bande originale, d’un regard subjectif plein de poésie...

A. O. : Tout d’abord, je dois avouer que j’admire beaucoup le travail de Juan Carlos Rulfo dont .j’eus l’opportunité de connaître ses premières œuvres. Il est vrai que les œuvres que l’on admire nous influencent. Dans ses films, il a montré que « richesse » et « pauvreté » sont des concepts purement relatifs quant à leur relation au bonheur. Si j’aime autant m’approcher d’une réalité différente de la mienne, c’est que cela me permet de faire tomber mes préjugés à leur égard et apprendre d’autres manières d’être heureux.

Au Mexique a persisté longtemps l’idée selon laquelle il n’y avait qu’une manière de faire un documentaire. Le but était alors de dénoncer des situations politiques. Même si je pense que ce type de documentaires a joué un formidable rôle et doit se poursuivre, il ne peut être l’unique manière de raconter. Je crois que les potentialités du documentaire sont très vastes et peuvent servir également à donner des bonnes nouvelles. La réalité est assez horizontale. Dans mon cas, je m’efforce dans un documentaire de me rapprocher d’autres réalités sans imposer de jugement de valeur. La réalité mexicaine est si diverse que j’aimerais que les documentaires puissent refléter la richesse de cette diversité. Je pense que le documentaire au Mexique va dans ce sens actuellement, prenant ses distances avec le dogmatisme et la dénonciation politique.

Propos recueillis à Paris en octobre 2014, au cours de la 2e édition du festival Viva Mexico.

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