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Cédric Lépine : Est-ce que la réalisation de ce film est aussi une manière de faire exister une mémoire qui pourrait disparaître à travers l'histoire du cinéma arménien ?
Tamara Stepanyan : Je suis très sensible à la mémoire. Il s’agit pour moi avec ce film de ne pas oublier, de se souvenir et de transmettre.
Puisque je suis issue d’un peuple qui a été massacré ainsi qu’écrasé pendant plus d'un siècle, je pense que c'est quelque chose qui est vraiment ancré en moi depuis très jeune. En grandissant, j’ai transformé cela pour en faire quelque chose. Je me suis rendu compte que la thématique qu'aujourd'hui j'aborde dans mes films documentaires ou de fiction, ont beaucoup trait à la mémoire, sur le retour impossible ou le retour douloureux.
Il est aussi beaucoup question de l'exil et des traumas. J'ai senti cette nécessité et cette urgence de vouloir transmettre et de parler d'un cinéma en pleine disparition. J'espère qu’avec ce film le destin de ces films cachés dans leurs boîtes de pellicules sera différent.
Effectivement, un travail dans les centres de cinéma arménien est réalisé mais il reste encore insuffisant à l’échelle de tout le cinéma. Quand j'ai commencé à regarder les films avec mon père, j’ai senti que je me retrouvais dans une véritable caverne d'Alibaba ou de Boîte de Pandore, avec ces trésors considérables d’un héritage énorme. Je me suis alors demandé pourquoi on ne parlait pas de cet héritage si riche ? Pourquoi nous ne sommes pas fiers.ères de notre héritage ? Dans les écoles, on enseigne Antonioni, Tarkovsky, c'est très bien mais pourquoi on n'enseigne pas Dovlatyan ? Je pense que c'est un défaut de beaucoup de nations qui se considèrent comme « petits peuples ».
Là, on parle d'une Arménie comme « petit peuple » en nombre, mais avec une grande histoire et un grand héritage. C’est pourquoi je voulais mettre aussi un coup de projecteur sur cette histoire et sur cet héritage, sur le cinéma et aussi sur mon père, parce que c'est quand même à travers mon père que j’ai découvert cette histoire. Je suis aussi très sensible aux « derniers Mohicans » qui disparaissent et qui ne sont pas entendus.
Par exemple, Village de femmes (2019) parle de femmes que personne ne connaît. C'est comme donner voix à ceux qui n'en n’ont pas, de parler des sujets qui n'ont plus de place, comme le cinéma arménien d'aujourd'hui.
Avec Nora Martirosyan (Si le vent tombe, 2020), je suis une de ces femmes qui ont réussi à briser cette idée que le cinéma est pour les hommes. Aujourd'hui, on voit que cette résistance a donné lieu à des fruits. Il y a plein de cinéastes arméniennes, qui créent, qui inventent. Aujourd'hui, il n'y a presque pas d'hommes, en fait.
Je critique beaucoup l'Union soviétique, mais je pense aussi qu’il ne faut pas oublier que si le cinéma a existé en Arménie, c'est grâce à elle. Ensuite, si les Soviétiques ont décidé d'amener le cinéma en Arménie, c'était pour transmettre leur idéologie et faire de l'argent.
Le premier film arménien produit par le studio parlait de l'oppression des femmes. C'est pour ça que j'ai dit que le premier film était très féministe, dans le sens où on est en train de dire à quel point la femme a été écrasée et maltraitée. Il est important de noter aussi que pour les soviétiques, ce regard les arrangeait parce qu'ils étaient en train de dire qu’ils étaient modernes et qu’ils sont arrivés en Arménie où les femmes étaient écrasées.
Cependant, la censure soviétique a tué aussi beaucoup d’intellectuels : des écrivains notamment, des poètes et des cinéastes ont été tués ou envoyés en Sibérie.
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C. L. : Entre fiction et documentaire, quelle est la place des réalisatrices dans le cinéma arménien ?
T. S. : Aujourd'hui, le cinéma en Arménie, c'est principalement 90% de documentaires, et 90% réalisé par des femmes. Le film de fiction arménien est quasi inexistant. Il y a quelques grosses productions réalisées par des hommes, des comédies vraiment horribles.
C. L. : Finalement, ton film est une œuvre hybride parce qu'on est dans un documentaire où tu mets en scène, à travers le montage, la fiction.
T. S. : Je n'ai utilisé que des fictions, c'était aussi une sorte de partie pris car je voulais aussi comprendre comment ces réalisateurs, avec leurs contraintes, ont réussi à réaliser. Ainsi, l'histoire de l'Arménie, les troubles arméniens, les blessures, les complexités de l'histoire, les politiques, ont trouvé leur expression à travers des fictions, avec des acteurs, à travers des scénarios, dans des lieux improbables, parfois fictifs, parfois dans des studios, parfois dans des montagnes. Dans les années 1970, un premier film ose parler de génocide : je trouve cela hallucinant ! 65 ans après les événements, les Soviétiques nous permettent de parler de génocide. Et quel film extraordinaire !
En outre, j'étais très curieuse de comprendre aussi le langage cinématographique de mes aînés, qui sont mon héritage : même si je n'ai pas vraiment grandi tout à fait là-bas, je viens de là.
Je pense que c'est très important aussi de connaître l'Histoire, de connaître les aînés, de connaître son héritage pour mieux avancer. « Comment se dire héritière arménienne si tu ne connais pas tous ces films, si tu n'as pas lu l'histoire de tous ces films, si tu n'as pas accédé au dossier des archives de tous ces films, toi qui n'as pas grandi en Arménie ? » C'est cela que je me disais alors que j'ai quitté l'Arménie à l'âge de 12 ans.
Cela fait 31 ans que je vis à l'extérieur de l’Arménie. Comment dès lors je peux représenter l'Arménie ? Comment je peux parler de l'Arménie ou du cinéma arménien en donnant des masterclass, des conférences si je ne connais pas par cœur le pays de l'intérieur ?
C. L. : Comment s’est passée l’investigation pour retrouver tous ces extraits de films de l’histoire du cinéma dans Mes fantômes arméniens ?
T. S. : Ces films existent pour la plupart en Arménie, dans des boîtes bien cachées dans les archives, en 35 mm. Il y a eu un vrai travail de restauration, mêmes si certains films sont encore en très bons états parce qu'il y a maintenant des efforts réalisés pour les garder dans de bonnes conditions. L’étalonnage de Graziela Zanoni avec qui je travaille sur tous mes films, est particulièrement remarquable.
Nous avons eu beaucoup de mal à trouver toutes ces pellicules : deux personnes seulement ont fait un énorme travail pour les chercher et les trouver. Parfois nous avions des copies abîmées. Sur une pellicule de l'inauguration de la statue de Staline se retrouvait par hasard ma grand-mère Tamara mais tout le monde m'a dit que cette pellicule n'existait plus, qu’elle était perdue. Cependant, j’ai insisté pour la retrouver et finalement, suite à des moyens improbables, nous avons su qu'elle se trouvait en banlieue de Moscou. J'ai donc demandé à ma tante qui habite à Moscou de cesser toute activité pour aller sans tarder la chercher. C'était notre dernière journée d'étalonnage avec Graziela mais nous avons pu ajouter ce dernier extrait : c'était assez magique !
C. L. : Ces images n'appartenaient-elle pas à Moscou ?
T. S. : Comme ça a été fait pendant l'Union Soviétique, ça appartient maintenant à la Fondation du Cinéma Arménien. Cela veut dire que ça n’appartient plus aux réalisateurs, mais au Centre National du Cinéma. J'étais très touchée parce que les enfants des cinéastes des films cités ont beaucoup aimé la réalisation que j’ai faite.
Ce qui est intéressant, c'est de sortir avec ce film de la famille et pouvoir circuler dans d'autres familles, dans d'autre pays, et pouvoir aussi créer un dialogue. C'est ça aussi le pouvoir et la magie du cinéma : un échange se fait du personnel au collectif, le collectif étant le monde.
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Mes fantômes arméniens
de Tamara Stepanian
Documentaire
75 minutes. France, Arménie, Qatar, 2025.
Couleur et Noir & Blanc
Langues originales : arménien, russe
Avec : Vigen Stepanyan
Écriture : Tamara Stepanyan avec Jean-Christophe Ferrari, d’après une idée originale de Tamara Stepanyan
Images : Claire Mathon
Étalonage : Graziella Zanoni
Montage : Olivier Ferrari
Musique : Cynthia Zaven
Monatge son et mixage : Jocelyn Robert
Production : Céline Loiseau, Alice Baldo, Tamara Stepanyan
Production associée : Miléna Poylo, Gilles Sacuto
Production exécutive : Céline Loiseau, Karina Stepanyan
Sociétés de production : TS Productions, Visan, French Kiss Production
Ventes internationales : Cinephil