Avec la sortie de Global Boboland, interview des auteurs du Journal d’Henriette, de Monsieur Jean, de La théorie des gens seuls, et de Boboland : Philippe Dupuy et Charles Berberian, lauréats en 2008 du Grand Prix de la Ville d’Angoulême à l’occasion de la 35e édition du festival international de la bande dessinée. Deux auteurs, une signature unique, un nouvel album, autant de raisons de faire une interview.
Charles Berberian, le tome 2 de Boboland est sorti. Je voudrais d’abord revenir sur l’aventure Boboland, votre collaboration avec Philippe Dupuy…
Pour le premier Boboland nous avons choisi de travailler sur un périmètre extrêmement réduit de Paris. On a extrapolé, bien sûr, mais on est parti du Canal Saint-Martin, on a dû faire 50 mètres à pied et commencé à définir les personnages qu’on côtoie. Parce qu’on habite tous les deux dans le coin, Philippe près de la Gare du Nord et moi de la Gare de l’Est. Et on avait l’arrière-pensée de nous éloigner petit à petit, ce qu’on a fait avec le deuxième Boboland. On a extrapolé, dans la manière de traiter les sujets – décollé du quotidien tout en gardant ces repères pour démarrer l’histoire – comme dans la géographie, on s’est éloigné de ce périmètre pour retenir ce qui est commun à toutes les grandes villes d’Europe. On a voyagé dans ces villes, on a récupéré tout ça pour l’intégrer dans le deuxième tome.
Le projet derrière Boboland, c’est évidemment de décrire le monde dans lequel on vit, en partant de ce qui nous entoure. On a toujours travaillé comme ça avec Philippe. On commence par se décrire soi-même et les lecteurs se reconnaissent, ou pas. Mais le principe c’est vraiment de décrire, de comprendre le monde et d’apprivoiser, par la bande dessinée, l’angoisse qui est la nôtre en étant confrontés à ce monde.
Avec Monsieur Jean, par exemple, on a traité des sujets qui n’étaient pas forcément très, très drôles, même chose avec Boboland… La différence est dans le fait que Monsieur Jean était une description intérieure de ce que nous vivons. Boboland est plus de l’ordre de l’observation, c’est d’ailleurs pour cela qu’on utilise le terme d’ « enquête ».
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Une « enquête scientifique », même…
Oui, et dans le deuxième on a commencé à parler de la France d’en haut, parce que pour nous Boboland c‘est la frontière, ce mélange de bourgeois et de bohème, une catégorie à cheval entre deux mondes. C’était nouveau pour nous de décrire des gens qui sont un peu « au-dessus », ça nous faisait rire, ils ont des attitudes, des manières de faire, dans ce qu’on a pu lire récemment dans l’actualité, qui nous ont à la fois effrayés et fait rire, parce que c’est totalement absurde.
Le second tome est d’ailleurs beaucoup plus engagé. Il regarde moins la catégorie des bobos, comme le premier. On est dans l’ironie, le second degré, voire le énième degré, avec la récurrence de certains gags au fil des strips. Pour vous, c’est une BD engagée ?
Quelqu’un a écrit qu’on était plus « énervés », et c’est un terme qui me convient bien ! On n’est pas les seuls à être agacés par ce qu’on peut entendre ou voir. Et notre principe est de réagir en bande dessinée, en montant d’un cran.
Et comme le but était de s’éloigner de ce centre de gravité, de regarder le monde tel qu’il est, on a le sentiment de parler moins de soi. Mais j’aime aussi appréhender les choses en me projetant. C’est très curieux d’ailleurs, les personnages qui paraissent les plus distants de nous, dès que je commence à écrire, je me mets à leur place, ou à les mettre, eux, à ma place… Et c’est pour ça qu’à la fin du bouquin, le personnage d’Alban Ninque change un peu. Toute la dernière partie évoque des garbage ducks qui dérivent au large de San Francisco, des scandales qui ont explosé ces derniers temps.
Juste pour la boutade, est-ce que c’est équitable de se moquer des bobos ?
(rires). On a utilisé ce terme dans le premier, le rire équitable. Mais j’ai du mal avec ce mot, comme « cynisme ». C’est salutaire de se moquer de soi-même, de ses propres contradictions, ce qui est la base même du terme « bobo ». Ce qui ne serait pas équitable, ce serait de s’extraire de cette caste pour les condamner. Justement dans le tome 2, Jean-No, je le trouve très sympathique, Philippe Dupuy aussi d’ailleurs, on n’est pas méchants. Le succès du premier tome prouve d’ailleurs – on l’a vu dans les séances de dédicaces – que les bobos ont de l’humour ! C’est la leçon de Woody Allen au cinéma, ou de Larry David, ils nous font beaucoup rire mais ils sont aussi sans pitié à l’égard d’eux-mêmes.
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Dans le tome 2, Global Boboland, on parcourt la planète, c’est une manière de montrer que le phénomène n’est pas exclusivement parisien. Pour mieux y revenir ?
Je ne sais pas encore très bien vers quoi nous allons nous diriger. On a une manière empirique de fonctionner… D’ailleurs, le phénomène bobo n’a pas commencé en France mais à New York. Mais c’est vrai qu’on a l’impression que certains quartiers sont les mêmes partout dans le monde, à deux ou trois détails près. Et c’est pour ça qu’on a eu l’idée de ces personnages qui se retrouvent dans un couloir géographique, ils entrent dans un magasin et quand ils sortent ils ne sont plus dans la même ville… On habite sur une toute petite planète, et c’est pour ça aussi qu’on a tracé cette toute petite mappemonde totalement absurde à la fin du deuxième volume. On reviendra peut-être à Paris, sans qu’on soit sûr d’être à Paris. On avait imaginé une histoire comme ça où des gens n’étaient jamais sûrs de l’endroit où ils se trouvaient… On verra, on n’a pas commencé à travailler sur la suite.
Comment travaillez-vous avec Philippe Dupuy, votre collaboration est ancienne…
Plus de 25 ans, oui.
La signature Dupuy-Berberian est presque une marque déposée maintenant…
Pour nous c’est comme un vaisseau à l’intérieur duquel on navigue. On est deux aux commandes, on se promène avec. Pour Boboland, on se renvoie la balle. Parfois on travaille chacun séparément sur une histoire, parfois ensemble, ça dépend… Parfois je rajoute deux pages au milieu de ce que Philippe a dessiné ou le contraire, c’est lui qui ajoute. Cette écriture par petites histoires, par anecdotes nous donne beaucoup de souplesse. On peut abandonner une idée en cours de route si elle ne nous plaît plus, la transformer, ce qui est moins simple quand c’est une longue histoire.
On ne travaille jamais de la même manière, de toute façon. C’est sans doute le résultat de la confiance que l’on s’accorde, que l’on a acquise avec l’expérience. Au début, on a toujours peur de faire un pas de côté de peur de rompre l’équilibre. Aujourd’hui, on a fait tellement de pas de côté qu’on sait garder l’équilibre ! (rires) Il y a une complémentarité, chacun réagit aux propositions de l’autre. Mais ce serait bien que je passe la parole à Philippe…
Poursuite de l’interview avec Philippe Dupuy.
Philippe, nous parlions avec Charles de votre complémentarité, de cette manière d’écrire et dessiner à quatre mains…
Oui, de toute façon, notre manière de travailler est toujours différente. Sur Boboland, certes nous écrivons et dessinons à quatre mains, mais les choses ne sont pas simplement superposées à chaque page. Certaines histoires ont une paternité plus attribuable à l’un ou à l’autre. Parfois c’est l’un qui raconte l’histoire au départ et l’autre qui la prend en charge. Les deux tomes sont de ce fait très variés que ce soit narrativement ou graphiquement et c’est lié à cette manière de travailler. Et c’est aussi très stimulant pour nous.
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Global Boboland est plus engagé que le premier, Charles disait même que c’était « énervé », le terme vous convient aussi ?
(rires) Oui absolument. A force de regarder autour de soi, de discuter avec ses amis ou ses enfants, on constate que tout le monde est énervé. Et j’aime les trajectoires obliques pour s’engager, en m’amusant, par le rire. En commençant par s’égratigner soi-même et en continuant avec les autres. On a eu des critiques sur le premier Bobo, nous disant qu’on était méchants. Je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas rire du commerce équitable ! J’ai une conscience politique et éthique, écologique même, mais je suis le premier à me rendre compte à quel point il est difficile de rester cohérent avec tout ça…
Donc "énervés", oui, mais aussi énervés contre soi même. Et puis ce n’est pas parce qu’on est énervés qu’on ne doit rien faire, se dire « c’est comme ça ». Je ne suis pas un homme politique, pas un homme d’affaires, juste un citoyen mais je trouve qu’il y a des moments où il faut savoir l’ouvrir ! Gentiment, dans notre coin…
Mais sûrement... L’ironie dans Boboland pointe des travers, les tourne en dérision et c’est parce que l’époque est énervante qu’il faut s’énerver ?
Oui, tout se dégrade, les gens ont des difficultés, de plus en plus. On s’en rend compte. En tant qu’auteurs ou dessinateurs de bande dessinée, on n’est pas des méga stars, on vit comme tout le monde, personne ne nous reconnaît dans la rue (et c’est très bien !), et on se rend bien compte que c’est de plus en plus difficile. J’ai des enfants, je vois la réforme des lycées, il paraît qu’ils veulent mettre des cours de finances, à partir de la seconde, dans toutes les sections. Il faudrait que je vérifie si c’est vrai, mais ça veut tout dire pour moi. On enlève des heures de français pour faire de la finance… mais dans quel monde on vit ! C’est super énervant, donc on s’énerve ! Et on en rigole.
Le rire, l’humour permettent de dédramatiser beaucoup de sujets, dans Global Boboland vous pointez certains travers de la société et on a le sentiment que vous parlez moins de la tribu des bobos ?
Dans Bienvenue à Boboland, on avait eu beaucoup de réactions, de gens qui nous ont dit que le phénomène des bobos était très parisien. Alors que c’est beaucoup plus vaste. Ce qui nous a intéressés aussi, c’est de parler du parcours de certaines personnes, c’est pour cela que l’on parle de la France d’en haut. Je ne sais pas si on peut parler de trahison ou de récupération, mais on s’est posé beaucoup de questions par rapport au basculement de certains hommes politiques, j’ai lu une interview très intéressante de Michel Rocard aujourd’hui, et je me demandais comment parler de ça. Des hommes, de ce qu’il y a derrière le politique et ce qui les mène à oublier ce qu’ils étaient au début. C’est la « parabole des croissants », avec ce hamster qui évolue.
Mais ce n’est pas une étude sociologique, on n’est pas des sociologues, c’est une manière de se remettre les idées en place. C’est pour ça que j’aime bien les Guignols de l’info par exemple. Ce côté « stabylo », qui surligne, qui pointe, qui fait ressortir les passages importants dans un livre. Et puis j’ai envie que la BD parle de ça. J
e trouve que depuis quelques années, on assiste à un retour en arrière, à un retour de la bédé classique. J’ai envie de dire que la bédé, ce n’est pas que pour les ados attardés, on fait des livres. J’ai envie de montrer qu’à la lecture il peut rester des choses, que ça peut faire réfléchir. Même si les graphic novel ont fait une grosse percée, je trouve qu’il y a un gros retour en force de la bonne vieille série de divertissement pur. Moi, je me vide la tête en réfléchissant en fait. On nous a beaucoup collé l’étiquette d’intellos, alors qu’on n’est pas des sociologues. J’ai trop de respect pour les sociologues et leur travail pour qu’on nous colle cette étiquette. En revanche, essayer de faire ce que l’on fait en provoquant un peu de réflexion, c’est important pour nous.
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Je trouve que Boboland est un album bienvenu dans le paysage actuel, où l’on se moque moins de l’époque, de ce qui nous entoure... Vous allez parler davantage de la France d’en haut dans le futur ?
Je ne sais pas, ce sont les événements qui nous guideront, si nos élites restent idiotes, on ne se privera pas de l’être aussi. C’est devenu compliqué de faire réagir et en même temps il y a quand même des gens, des humoristes comme Guillon qui interpellent, des journalistes qui posent les bonnes questions. Il y a beaucoup de choses énervantes et ma réaction c’est justement d’essayer de faire réfléchir.
Propos recueillis par Dominique Bry
Chronique de l’album à lire ici sur Mediapart dans l’édition Comic Strip.