Marc, Maryse, comment l’aventure des Nombrils a-t-elle débuté ?
Marc (Delaf) Delafontaine : A l’origine, on publiait dans Safarir, qui est un magazine d’humour québécois, à raison d’une planche par mois, ce qui est assez peu, et après six à sept pages, on a décidé de monter un dossier pour le présenter à un éditeur européen. Européen, parce qu’au Québec il y a des éditeurs bien sûr, mais ils n’étaient pas ciblés pour le type de bd qu’on faisait.

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Maryse Dubuc : le cartonné couleur coûte très cher au Québec, on trouve surtout des romans graphiques, en noir et blanc, avec une grosse pagination.
Delaf : on avait pensé à Dupuis, mais on ne pensait pas que ça marcherait. On n’y croyait pas trop.
Dubuc : Les Nombrils, c’est mordant, cruel, or de Dupuis on avait plutôt une image de bédé pour enfants, tout public, des bédés plutôt gentilles…
Delaf : on voyait mal Les Nombrils au milieu de Cédric, L’Agent 212, mais on a quand même tenté notre chance. Et ça a marché tout de suite.
Vous vous attendiez à un tel succès ?
Delaf : Pas du tout !
Dubuc : on avait préparé une liste des choses sur lesquelles on était prêts à faire des concessions, des modifications. Or le projet a été accepté tel quel, et on a même été encouragé à ne pas s’autocensurer. D’ailleurs, on sait s’arrêter de nous-mêmes, sur un sujet un peu sensible, on met un gros gag dessus pour les plus jeunes lecteurs. Le succès nous a étonnés, en France comme au Québec.
Au Québec, la bédé ne fait pas partie de la culture. Avoir des bonnes ventes, c’est déjà bien. On a beau être Québécois, il fallait aller chercher un lectorat qui n’a pas l’habitude de lire ce genre de BD. Les abums sont en plus assez chers. Et puis en France, on ne pouvait pas savoir à l’avance ce qui allait fonctionner, si notre humour allait bien passer, si culturellement ça pouvait s’exporter. Par exemple, est-ce que les adolescentes et les adolescents français allaient se reconnaître dans les personnages ? Quand on écrit, on se réfère à notre propre adolescence québécoise. Aujourd’hui, en rencontrant les lecteurs, on se rend compte qu’il y a des ressemblances, les gens nous disent « c’est comme ça chez nous aussi », ou « c’était comme ça de notre temps aussi »… C’est étonnant et gratifiant de voir que ça touche des gens très différents.
Delaf : au niveau du langage aussi, il fallait s’adapter. Il ne fallait pas que l’on soit trop français ni trop québécois. Il a fallu aller chercher un langage assez « international ». En se demandant si les jeunes Français allaient s’y retrouver.

C’est vrai qu’à la lecture, on voit assez peu de références marquées, par rapport aux lieux notamment. Ça pourrait se passer n’importe où...
Dubuc : c’était volontaire de ne pas situer le lieu, de faire un amalgame entre l’Amérique et l’Europe. On aurait pu décider de jouer sur le côté « local » en faisant parler nos personnages, leur faire dire des expressions québécoises qui font beaucoup rire en France, mais comme le point de départ, c’est de parler du nombrilisme de nos personnages et d’en rire, cela aurait réduit le propos à dire que les ados québécoises sont ainsi. Cela nous permet aussi de jouer sur le côté multiculturel. Quand on a besoin des rangées de casiers des lycées américains, on l’utilise, quand il s’agit de dessiner le mur d’enceinte de l’école, alors que l’on n’a pas ça en Amérique, on prend du côté européen.
Delaf : par exemple, quand je dois dessiner des éléments de décor, dans la ville, des véhicules, un bus… je ne vais pas nécessairement sur google « bus français », je vais chercher des références autour de moi.
Le nombrilisme est donc le thème central de cette série ?
Dubuc : on voulait aller vers de l’humour très mordant, éveiller, faire réagir. Avoir des personnages qui n’ont aucun filtre, des filles qui disent ce que certaines peuvent penser mais ne diront pas forcément. C’est d’abord un plaisir de faire parler ces personnages. Et aussi un exutoire. Le ressort comique vient de là. C’est de faire parler ces personnages, à la limite de choquer. Quand j’écris les dialogues, certaines fois je me dis que je suis allé loin, mais si la réplique fait rire, ça fait le final cut et ça fonctionne…
Ce ne sont pas forcément des situations qu’on aurait vécues, mais surtout des sensations. On voulait se plonger dans l’univers des adolescents. Adulte, on ne se souvient plus des sensations, de ce que l’on a vécu pendant notre jeunesse. Les angoisses, le jugement des autres, le sentiment de rejet, qui sont tellement omniprésents pendant l’adolescence. C’est une matière première très riche. Toutes les émotions sont à leur maximum à cette période de la vie. Tout est vécu de façon intense. On n’a pas beaucoup forcé la caricature.
Les adultes sont peu présents dans la série…
Dubuc : quand on est ado, on déteste avoir les adultes tout le temps sur le dos, avoir leur avis. Le fait d’avoir peu d’adultes permet de faire vivre les personnages ados de manière plus mâture, de leur faire expérimenter des choses. On utilise les adultes pour donner un éclairage sur ce que vivent les adolescents.

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Les personnages sont très stéréotypés dans la série, comment faites-vous le choix des personnages ?
Delaf : L’idée de départ, c’était d’avoir deux jeunes filles, deux pestes nombrilistes, et de raconter leurs aventures. Et puis, on s’est rendu compte qu’il leur fallait un faire valoir, une victime consentante, Karine est apparue. Après, il y a tous les personnages secondaires, le boutonneux, l’amoureux romantique, le beau gosse à moto… A partir de là, l’objectif était de les faire vivre, de leur donner des circonstances atténuantes, d’exploiter le background familial, de les rendre attachants. Faire en sorte que les personnages soient moins unidimensionnels.
Dubuc : les milieux sont variés. On ne voulait surtout pas dire que certains traits de caractères se retrouvent uniquement dans certaines catégories familiales, ou sociales, que ce soir un milieu huppé ou difficile… Il nous fallait des personnages très marqués pour porter la caricature. C’est un peu la ligne sur laquelle il faut jouer pour faire de l’humour. Pour puncher les gags. Mais il faut aussi leur donner une dimension humaine pour faire évoluer leur psychologie au fil des événements. Et si on penche trop d’un côté ou de l’autre, on se ferme des portes. On se questionne sans arrrêt sur ce point.
Delaf : par exemple, si on comprend trop Vicky, est-ce qu’elle sera toujours aussi rigolote ? Est-ce qu’on pourra toujours rire de ses méchancetés ? Il faut dévoiler par petites touches, mais il ne faut pas trop en dire non plus si on veut que l’humour soit toujours là.
Dubuc : d’ailleurs, les personnages évoluent. Particulièrement Karine, alors que Jenny et Vicky ont moins changé. Ce sont les deux vecteurs d’humour de la série, si on les changeait trop, on perdrait le ressort comique. Le personnage de Karine est beaucoup plus psychologique. C’est sûrement le personnage auquel on peut le mieux s’identifier. Jenny et Vicky évolueront aussi bien sûr, mais à plus long terme. Elles étaient très semblables dans les premiers tomes, mais on a trouvé que c‘était plus intéressant de les faire changer, surtout l’une par rapport à l’autre. Cela permet de créer des situations où l’une veut toujours avoir le dessus et l’autre ne comprend jamais rien.
Delaf : Jenny, c’est une cruche olympique ! Justement, en ce qui concerne l’évolution des personnages et surtout celui de Karine, on a eu beaucoup de courriers de lecteurs qui nous disaient « pauvre Karine, elle ne s’en sortira jamais ». Et puis, on s’est dit que ce serait peut-être lassant qu’elle reste éternellement le souffre douleur. En écrivant, on s’est rendu compte que ça ne devait pas durer, qu’elle arriverait à gagner face aux deux autres. Mais en y allant progressivement, sur la durée.
Aujourd’hui, on a une idée assez claire de ce que l’on veut faire vivre à nos personnages, des situations, les emmener ici ou là. Sans savoir précisément la suite. C’est un peu l’angoisse de l’écriture quand on commence un nouveau tome. Et puis par expérience, il nous arrive de changer d’avis en milieu d’album et de changer la fin. Comme pour le tome 4, Duel de Belles. Au début, ça devait finir autrement, et au fil de l’écriture, on a complètement changé d’avis. Et changé la fin. On espère que ça va fonctionner d’ailleurs. On a un peu improvisé en fait. Même s’il y a des choses que l’on voulait absolument traiter.
Vous êtes un couple à la ville et dans l’écriture, comment travaillez-vous sur un album ? Maryse écrit d’abord, Marc dessine ensuite ?
Delaf : On n’écrit rien à l’avance en fait. On a une écriture liée aux gags. On écrit les gags, on en parle, on voit comment on peut les insérer dans l’histoire. Parfois, on se rend compte au dessin que ça ne fonctionne pas. On avance gag par gag. On prend une situation de départ, on l’exploite et on s’adapte. On a installé un rythme d’un gag par page. Parfois, on se demande si on ne devrait pas construire l’histoire d’abord. Mais quelque part, c’est déjà ce qu’on fait. C’est difficile à expliquer. Mais c’est ce qui fait que ça se lit facilement, ça reste léger. Je pense que le succès de la série est lié à ce découpage. Le retour des lecteurs est important, on sait qu’ils s’attachent aux personnages. Et à leur histoire.
Dubuc : le lectorat est double. On sait que majoritairement ce sont des jeunes filles qui achètent les albums. Et puis, il y a ceux qui le récupèrent pour le lire. Les parents, le frère… En dédicace, on voit les deux générations de lecteurs, les parents et les enfants. On se rend compte des différences, des niveaux de lecture. Ce qui intéresse plus les uns et ce qui fait plus rire les autres.
En ce qui concerne le dessin, comment sont nés Les Nombrils ?
Delaf : sur palette graphique. Je travaille sur ordinateur, ce qui me permet d’agrandir le dessin, de donner du mouvement, pour réduire ensuite et repasser dans le format définitif. Ce qui était important, c’est que les personnages soient le plus expressif possible.

Le dessin est tour à tour sexy, enfantin, drôle, fluide, plein de mouvement, c’est une bédé qui s’adresse à tous, avec, je trouve, des ressemblances avec des séries ou des sitcoms américaines ou québécoises notamment au niveau de l’humour mordant…
Delaf : on nous a parlé de séries comme Desperate Housewives ou Ugly Betty… Et c'est vrai qu'on s'est un peu inspiré de ces séries, au moins dans la construction... C’est tellement agréable de voir s’inscrire un personnage dans la durée. On a eu cette prise de conscience au milieu du tome 2 de la série, on s’est dit qu’il fallait insister sur le côté feuilleton. A la fin d’un album, finir sur une émotion, tel personnage a évolué de telle manière, on se demande comment on va le reprendre pour la suite. Comment l’exploiter. On s’est rendu compte aussi que l’on allait vers des évolutions plus dramatiques, avec un vrai cliffhanger…
Comme le final de Duel de Belles…
DB
La chronique consacrée à Duel de Belles dans Papiers à Bulles sur Mediapart.
Les Nombrils, tome 4, Duel de Belles, Delaf – Dubuc, aux éditions Dupuis, sortie le 18 septembre 2009. 9 € 45
Propos recueillis par Dominique Bry. Septembre 2009.