Ça donne le ton d’une interview qui ressemble bien davantage à une conversation à bâtons rompus. C’est même lui qui attaque. Et je range mes questions.
(Parlant du grand Spirou)... Je n’ai pas lu encore le tome 50. Par faiblesse, je dois l’avouer. Je n’aime pas la couverture, la façon dont Zorglub est dessiné. C’est un personnage très difficile. Moi quand j’ai pris Spirou, de façon déterminée j’ai cherché le mimétisme avec Franquin, sachant que je n’étais pas Franquin. D’autant plus que quand j’ai repris le Petit Spirou, Nic Broca et Fournier avaient essuyé les plâtres. C’est grâce à eux que les gens se sont rendu compte que ce n’était pas si simple que cela de succéder à Franquin. Du coup, on a eu droit à une certaine indulgence, je pense.
Moi, je me suis fondu dans Franquin, sachant que de toute façon, au bout d’un certain temps, j’allais me décaler, parce que c’est impossible de suivre Franquin.
Le gars qui fait Joe Bar Team, je ne sais pas comment il fait parce que c’est un clone absolu de Franquin, ce doit être un « cyber Franquin »… Ce n’est pas possible d’être à ce point fondu dans le style de quelqu’un d’autre.
A tel point qu’au bout du quatrième, cinquième album il commence à s’en détacher un peu… et on est un peu déçu, en fait…
Ben oui, bienvenue en enfer ! Quand tu commences un travail en bande dessinée, les lecteurs ont des attentes, et on est obligé de faire le grand écart entre ce que l’on attend du héros, comme un copain, ses qualités, ses défauts, et ce que l’on doit donner de nouveau. Christian Debarre a habitué les lecteurs au Joe Bar en question.
On est confronté à la même chose. On l’a fait avec Machine qui rêve, on a rusé, mais c’était un cauchemar pour moi pendant les quinze premières pages, je me demandais si c’était encore du Spirou. J’avais toutes les chances de mon côté parce que cela faisait quinze ans que j’étais dans Spirou, que je travaillais dessus, donc le sang dans mes veines, c’était du Spirou, mais j’avais un doute. Donc la réponse ne pouvait pas venir de mes copains dessinateurs, des spécialistes. Elle est venue d’un type, j’étais en vacances, en Martinique, je crois. J’allais travailler dans les bistrots, je prenais mes planches, je faisais des crayonnés. Et ce type s’est approché de moi, il m’a demandé si j’étais le dessinateur de ce personnage dont il avait oublié le nom. Il avait une culture superficielle de la bande dessinée, celle de tout le monde, et il avait identifié le personnage. Donc je me suis dit que la colonne vertébrale du Petit Spirou y était.
Je cherchais à être dans cette culture que les gens ont de Spirou, cet inconscient culturel qu’on a du personnage. Je savais donc que je faisais du Spirou, que le lecteur, qui est un copain de Spirou, allait retrouver son copain Spirou. Et il y avait ce souci du « grand écart », cette attente que le personnage soit le même et différent.
Oui, sinon quel intérêt pour le public ? Et quel intérêt pour le dessinateur et le scénariste ? Spirou qui n’a plus son chapeau de groom et met des jeans, ça me fait penser à Tintin qui enlève sa culotte de golf…
Oui on a fait le pari que les gens ne soient pas choqués qu’il n’ait plus son chapeau de groom. Dans Machine qui rêve, il n’a plus son calot. On a été très radicaux, c’était gonflé, quand même. On a cherché à marquer les esprits.
C’est une remarque que je me fais souvent avec Blake et Mortimer. Une bédé, je n’irais pas jusqu’à dire qu’elle sent le formol mais qui s’est ancrée dans son histoire et malgré les qualités de ses repreneurs… C’est intéressant, on est dans la ligne claire, dans Blake et Mortimer, c’est immuable et tant mieux, mais…
Oui, c’est devenu une bédé historique. Un peu comme en littérature avec La Reine Margot, par exemple. Mais il faut parier sur le fait que les jeunes, en particulier, acceptent de prendre la machine à remonter le temps avec une série qui a été contemporaine à mon enfance. Les voitures qui étaient dans Blake et Mortimer étaient celles que je voyais dans la rue. C’est un pari étonnant.
Oui, ils préservent un lectorat. Et s’en ferment un autre.
Non, je ne sais pas, ou alors ils parient sur le fait que les jeunes la lisent comme une bédé historique.
Oui, mais à l’inverse, je trouve que dans le Petit Spirou, vous distillez de plus en plus de touches modernes.
Quand on a créé le Petit Spirou, mon intention était claire, c’était notre spin-off par rapport au grand Spirou. Cela faisait six ou sept ans que l’on faisait Spirou et Fantasio, on commençait à se sentir à l’étroit avec un personnage qu’on n’avait pas créé. On s’est dit « comment faire du Spirou sans détruire son image ? » en faisant des trucs à nous. Dans un premier temps, on a eu le même itinéraire que Franquin.
Pour se sentir à l’aise avec le personnage, il a créé un personnage secondaire qui est fainéant alors que Spirou est déterminé. Ainsi est né Gaston. Il l’a mis dans les pattes de Fantasio et de Spirou, il s’est rendu compte assez vite que ce personnage n’allait pas les suivre dans leurs aventures, et puis surtout, que ce personnage pouvait parfaitement exister de façon autonome. Pendant les premières années, il était à la rédaction, et puis Fantasio est remplacé par Prunelle… pour distinguer les deux. Pour Tome et moi, on s’est dit « si on imaginait son enfance »… sans trahir le grand, on est dépendant d’une charte, des lecteurs, on est vraiment exposés en tant que repreneur. La BD d’auteur.
Dès le début, j’ai eu droit à des avis extrêmes, alors que je n’avais encore rien dessiné. J’ai eu droit à tous les adjectifs. Les gentils comme les moins sympas. Et puis, il fallait faire attention à la chronologie. Pour le jeune lecteur, c’est plus facile, il découvre, mais pour les « anciens » lecteurs, Spirou, c’était les années 20 ou 30… Il fallait ruser, il fallait que tout soit intemporel, il fallait gommer tous les signes qui permettaient de décevoir l’un ou l’autre. Et puis on s’est dit Le Petit Spirou, c’est actuel, c’est une sorte de Candide. Cela fait peu de temps qu’il arpente cette planète, il est vierge de tout, même si on lui prête une intelligence un peu supérieure. C’est une coquille qui se remplit. C’est un enfant de six ans, alors il se pose des questions sur tout : les contradictions, les tabous, les idées préconçues, les lâchetés, par rapport aux couches sociales, au racisme, aux personnes âgées. Le Petit Spirou est déjà un aventurier dans l’âme, un héros. Il part à l’attaque de tout ça.
Au moment de la création du Petit Spirou, une logique s’imposait à nous. On travaillait pour un journal, une maison quasi séculaire, et il y avait un accord tacite. On faisait de la bédé pour la famille : La Patrouille des Castors (Charlier, Mitacq, NDR), les Schtroumpfs (Peyo), et on ne pouvait pas aborder tous les sujets.
C’est Philippe Tome qui a renversé ça. Le Petit Spirou fait date dans la BD, c’est la première fois qu’on parle de tout dans une BD pour la famille. Et beaucoup nous ont suivi. Et en même temps, c’était logique. On n’a fait qu’ouvrir une porte. On n’a pas été des visionnaires, on a juste abordé une question qu’on n’avait jamais posée. Pourquoi on ne parle pas de tout ?
Et en cela, la création du Petit Spirou a été spectaculaire : on a eu droit à tous les qualificatifs. Surtout, pour simplifier, les gens ont réduit le Petit Spirou à « ce petit vicieux qui regarde sous les jupes des filles ». Alors que c’est bien évidemment autre chose !
Du coup, dans le tome 14, il n’y a pas un seul gag sous les jupes. Alors que, tout simplement, le Petit Spirou, c’est un enfant de six ou sept ans, et s’il va voir sous les jupes, c’est parce qu’on lui a dit « c’est interdit ». Et comme il est curieux, il se demande ce qu’il y a et pourquoi on le lui interdit. Il n’y arrive jamais d’ailleurs. Mais très tôt notre héros a été la victime de ce raccourci. Alors que mon but est d’amuser les lecteurs. On essaie d’approcher les choses de manière légère, sans être sentencieux.
La légèreté n’empêche pas la profondeur… Par exemple, la question des personnes âgées…
Le Petit Spirou va voir sa grand-mère, il s’y intéresse. Elle est revêche, presque par réaction, parce que personne ne s’y intéresse. Il y a un lien logique entre le petit et ses grands-parents. Il se reconnaît davantage en eux que dans les adultes. Les ancêtres, ce sont des camarades d’infortune. Un enfant, on lui interdit de faire ça et ça parce qu’il est trop petit, et les grands-parents parce qu’ils sont trop vieux. Souvent le Petit et Grand-Papy se rendent la pareille.
Mais tout n’est pas forcément réfléchi. Il y a des gags qui sont simplement marrants, qui nous ont bien fait marrer en les écrivant. Par exemple, le prof de gym est un vrai souffre-douleur, c’est un assemblage de souvenirs différents, qui font que ça fonctionne et qui est évocateur pour le lecteur. Le personnage est un assortiment de fantasmes. C’est un tortionnaire, et pour mieux le détruire, il faut souligner ses contradictions. Et puis, c’est un solitaire. Il souffre d’éduquer les muscles alors que tous les autres musclent le cerveau des élèves. Alors il essaie beaucoup de choses. Et il se prend les pieds dans le tapis. C’est le lecteur qui se projette aussi dans ce personnage qui parle à tout le monde.
Et l’Abbé Langelusse ?
Avec lui, on a un peu plus de mal, aujourd’hui avec ce qui se passe dans la religion, avec ces questions de révisionnisme… On n’a pas plus besoin de se moquer, on a envie d’attaquer la morale d’un autre côté, on va trouver d’autres biais. Qui ne manquent pas d’ailleurs…
Est-ce que Le Petit Spirou évolue ? Grandit ?
Parfois je nous accuse de le tirer dans plusieurs sens, d’en faire ce que nous voulons. Philippe est très tourné vers l’évolution, vers la prise directe avec le monde actuel, moi j’aurais tendance à vouloir qu’il reste le même, qu’il reste le même copain du début. En fait, c’est le mélange de deux personnes : Tome et Janry. Tout ce qui est nouveau dans le Petit Spirou, c’est grâce à Philippe, tout ce qui est ringard, c’est à cause de moi… (Rires, avec un clin d’œil en prime).
En fait, je ne sais pas. C’est une question qui me donne envie de botter en touche. Je me dis « est-ce que j’ai évolué, moi ? ». C’est une question qui m’oblige à l’introspection. Quand je regarde un peu derrière, je n’ai pas changé, j’ai appris de plus en plus de choses, j’ai la même sensibilité qu’il y a trente ans, même si je réagis différemment. Je commence à m’inquiéter quand je me regarde dans une glace et que je vois le gosse que j’étais et la tête qu’il a maintenant. Le gosse que je suis toujours ! Pour moi, je suis un rescapé dans ce monde fait pour les adultes. Et je me demande comment j’ai fait pour survivre… La machine administrative, la mondialisation, les chieurs au téléphone, je suis une proie… Parce que je suis encore un enfant.
Il réfléchit. Reprend.
Hier, on me posait la question « comment en êtes vous arrivé à dessiner ? ». On a tous dessiné quand on était petit. J’ai répondu : « pourquoi est-ce que vous avez arrêté de dessiner, Monsieur ? ». Moi, je suis un enfant qui a continué de dessiner…
(Il rit) Mais bon, sorti du contexte, je suis conscient que ça fait poseur… Non, pas poseur, ça fait Jean d’Ormesson (il se met dans la position du Penseur de Rodin), ou je ne sais pas, de gars qui ont besoin de sortir une phrase digne d’être écrite sur une tombe.
Tu étais à Angoulême pour le festival, on dit que cette année, c’est la BD d’auteur qui a été consacrée… Pourquoi cette différenciation ?
On distingue les auteurs traditionnels des autres… Certains n’hésitent pas à fustiger une certaine bande dessinée. Selon moi, c’est que c’est se tromper d’ennemi. On fait partie du même arbre. Plus il y a de branches à l’arbre, plus on est différent, plus l’arbre est riche. En couper une nuit à l’ensemble. La bande dessinée se complète, elle ne se combat pas. Comparer les auteurs entre eux c’est idiot, on n’est pas dans les mêmes genres.
Je reviens au Petit Spirou, quel est le personnage que tu préfères dessiner ?
Mademoiselle Chiffre (Claudia, l’institutrice de calcul, NDR) ! Mais pour des raisons très personnelles, parce que quelque part, je peux m’amuser, et dessiner une belle femme. C’est inavouable… Mais en même temps, je ne dessine pas pour moi, je dessine pour les gens. Je trouve que parmi les dessinateurs, très peu dessinent des femmes différemment. On parlait de Franquin, il était un des rares à dessiner des femmes dissemblables. Mademoiselle Jeanne, la standardiste… Falbala à côté d’Obélix, on voit qu’il y a quelque chose qui ne marche pas. Avec Mademoiselle Chiffre, ou avec la maman de Spirou, j’ai essayé de faire en sorte qu’elles soient différentes… mais bon… j’avoue… (Janry est hilare)
Qu’est-ce qui te fait rire aujourd’hui ?
Plus grand-chose, je ris moins, le rire n’est pas qu’un spasme… Le rire est culturel, et diffère. Il y a un siècle, on riait de la tarte à la crème, aujourd’hui, ça ne marche plus. Ce qui fait qu’on rit, c’est le décalage. Je suis critique, mais c’est ma cuisine. Et il est dur de faire ce boulot-là. De faire rire. Si on prend le prof de gym, c’est un peu rire d’une victime. D’accord le personnage est truculent. Les sources de rire sont intarissables. Mais on ne rit plus de n’importe quoi. Je le regrette.
La conversation touche à sa fin, comme le dit Janry, nous avons parlé d’un sujet très sérieux : la rigolade… en soulignant que c’est de ma faute, c’est moi qui l’ai lancé sur cette question. Bien fait pour moi. Merci Janry.
Propos recueillis par Dominique Bry.
Le Petit Spirou, # 14, Bien fait pour toi !, Tome et Janry, Dupuis, 9 € 45.
Images © Dupuis, Tome & Janry