« Qui êtes-vous ? Le Diable ?
- Votre Ombre.
Ou plutôt, l’un des sujets qui se disputent l’empire de votre conscience. »
Les Chambres du cerveau est l’adaptation en BD d’une nouvelle de Robert Louis Stevenson, parue en 1885, sombre et onirique, préfigurant les monologues à deux voix de Docteur Jekyll et Mister Hyde un an plus tard. Laurent Maffre, auteur en 2006 d’une adaptation d’Albert Londres avec L’Homme qui s’évada, déjà chez Actes Sud BD, met en images cette histoire de cambrioleur hanté par ses démons intérieurs.
« — Vous venez chez moi le jour de Noël, résuma-t-il, quand vous savez que je suis seul dans ma maison, que j’ai accroché les volets et que je me fais un devoir de refuser les affaires. Bon, vous paierez pour cela. »
Ainsi s’ouvre Les Chambres du cerveau, sur ces paroles prophétiques du marchand débonnaire et peu scrupuleux que Markheim est venu voir en ce jour de nativité. Pour acheter plutôt que vendre, pour voler, pour tuer. Quand le miroir que lui tend le boutiquier lui renvoie son image détestable et détestée.

Au milieu des pièces rares et des tableaux, ornements, objets divers qui parsèment l’échoppe, Markheim sombre dans la folie meurtrière, empoigne un couteau, ceinture l’homme, le tue aussi vite et aussi maladroitement que cela lui est possible. Et l’impossible (ou le prévisible ?) survient. Assailli, mortifié, affolé par son geste, Markheim se voit interpellé par une voix discordante, sereine peut-être.
Derrière lui, derrière eux, les figures de Gaïa dévorant Ouranos, Marat assassiné, et le regard de ce peintre, Courbet, perdu, éthéré, fasciné autant qu’il est fascinant. Markheim sombre. S’interroge, se questionne, se parle. Se répond. Sa vie passe devant lui, il se justifie, ne justifiant pas son geste, cherchant une absolution qui ne viendra pas, qui ne peut pas venir. Des passants bruissent au dehors, quelqu’un vient. La vérité sûrement. Mais comment échapper à son destin ? Comment oublier que l’on vient de commettre l’irréparable ? Comment s’en sortir ? On ne le peut.

Laurent Maffre a réussi le tour de force d’illustrer une nouvelle intimiste et schizophrène, voyage et projection intérieurs dans une unité de temps et de lieu oppressante. Le crayon gras, les effets de fusain, ce noir et blanc tout en clair-obscur rendent l’histoire extraordinairement vivante. L’illustrateur insuffle un mouvement torturé au fil des pages, grâce à l’enfermement des regards, et a contrario, dans les planches absentes de tout cadrage, à bords perdus, les personnages se détachant tantôt en noir sur fond blanc, tantôt en ombres portées, en camaïeux, pour finir en rares tâches lumineuses sur une noirceur omniprésente.
Les Chambres du cerveau est un album magnifique dans sa forme et dans son sujet, qui donne vie et chair à cette nouvelle anti-réaliste de l’auteur écossais, où le dédoublement de personnalité vient pointer les travers inhérents à l’homme. Un homme qui porte en lui sa part d’ombre et dont il ne peut-être délivré qu’au prix d’un combat dont l’issue le dépasse.
Laurent Maffre a réécrit Markheim et dessiné Les Chambres du cerveau, avec talent, vision exhalée des mots de Stevenson.
« — Qui que je sois, cela n’a rien à voir avec le service que je veux vous rendre, répliqua l’autre.
— Si, cria Markheim, beaucoup ! Être aidé par vous ! Non jamais ; pas par vous ! Vous ne me connaissez pas encore ; grâce à Dieu, vous ne me connaissez pas !
— Je vous connais, répliqua le visiteur avec une sorte de sévérité ou plutôt de fermeté bienveillante. Je vous connais jusqu’à l’âme. »
DB

Les Chambres du Cerveau, De Laurent Maffre, d’après la nouvelle Markheim, de Robert Louis Stevenson. Actes Sud BD, 2008, grand format 25x36, 14 €