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Billet de blog 18 mars 2011

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Jean-David Morvan : « les Japonais savent que s’arrêter de travailler, c’est arrêter le pays »

Nous en avons parlé récemment, le projet Tsunami, Des images pour le Japon, est né dans les jours qui ont suivi le tremblement de terre au large des côtes japonaises. Parmi les acteurs de cette initiative, Jean-David Morvan qui était à Tokyo le 11 mars dernier. Nous l’avons contacté pour qu’il nous parle du Japon et de cette initiative solidaire.

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Nous en avons parlé récemment, le projet Tsunami, Des images pour le Japon, est né dans les jours qui ont suivi le tremblement de terre au large des côtes japonaises. Parmi les acteurs de cette initiative, Jean-David Morvan qui était à Tokyo le 11 mars dernier. Nous l’avons contacté pour qu’il nous parle du Japon et de cette initiative solidaire.

Illustration 1

Entretien. Né en 1969, Jean-David Morvan, est scénariste de bandes dessinées, il est l’auteur de plus de 60 titres dont les séries Sillages avec Philippe Buchet, Naja avec Bengal, Nävis avec José Munuera, de L’Homme qui rit avec Nicolas Delestret… Il est passionné par le Japon et sa culture qui influencent parfois son écriture (on lui doit notamment Spirou à Tokyo, avec Munuera encore). Depuis les années 90, Jean-David Morvan partage son temps entre Tokyo, Paris et Reims (sa ville natale), il a donné des cours de BD à l’institut Français de Tokyo et a réalisé avec l’un des maîtres du manga japonais, Jirō Taniguchi, Mon année, magnifique album sur la différence et expérience interculturelle majeure dans le monde de la bd.

Jean-David Morvan, vous étiez à Tokyo au moment du tremblement de terre et du tsunami…

Oui, je suis rentré du Japon ce matin à 5 heures.
Quand la terre a tremblé, j’étais dans un grand magasin, j’achetais des pellicules pour mon appareil photo, ça tremblait, ça ne s’arrêtait pas, je suis sorti dans la rue, il y avait plein de monde. Et tout s’était arrêté, il n’y avait plus de trains, les voitures ne pouvaient plus rouler puisque tout

le monde était au milieu de la rue. Ça tremblait toujours. J’ai vu un groupe de gens devant une télévision dans la rue et on a vu le tsunami en direct, filmé par les hélicoptères de la télé. C’était surréaliste, on se demandait ce que c’était, surtout moi qui ne comprends pas le japonais et j’ai peu à peu compris que les petits points rouges, c’étaient des toits de maisons en train de partir. C’était impressionnant, un moment assez fou.

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Illustration 3
© Jean-David Morvan

Je suis rentré chez moi, tout était tombé et mon Astroboy qui mesure 50 cm de haut était par terre, sa tête arrachée, j’ai trouvé que c’était un symbole assez fort du tremblement de terre. J’ai mis la photo sur Tsunami. C’est quand même l’emblème du manga. Et le soir, j’ai eu l’idée de faire un blog, j’ai demandé à une amie japonaise de me traduire deux lignes que j’ai postées sur Twitter. Sylvain Runberg m’a contacté, on était ensemble six jours avant, il était à Tokyo pour son prix, il avait eu la même idée, et Karine de Café Salé qui préparait aussi quelque chose, on s’est mis tous ensemble.

Illustration 4
Illustration 5
© Jean-David Morvan

Et vous avez alors utilisé le net, fait passer l’information par les réseaux sociaux, via les échanges, les partages. C’était le vecteur idéal ?

Oui, c’est rapide. J’avais tenté de le faire lors du tremblement de terre du Qinghai, j’avais plein d’amis dessinateurs là-bas, mais avec la Chine, c’est compliqué. Et je n’avais pas la méthode. Là je me suis dis, commençons par Internet, on fera un livre après. Je ne vais pas aller voir un éditeur comme ça, pour un livre-hommage avec rien à publier. Donc plutôt un blog, la mise en ligne de dessins et ensuite aller voir un éditeur, avec ce matériel. L’idée est évidemment de ne pas gagner d’argent, de tout envoyer au Japon.

Et au Japon, les dessinateurs ont commencé à représenter tout cela, à utiliser l’image pour relayer l’évènement ?

Oui, j’ai entendu parler de Takehiko Inoue a fait des dessins pour un clip incitant les gens à prier pour le Japon.

Mais mon idée, c’est aussi que les Japonais travaillent avec nous, des Japonais et des Américains, des Français, le monde entier, que ce soit un vrai mélange, un échange. D’ailleurs j’ai des potes japonais qui traduisent le site pour que ce soit possible. Mais la situation est complexe là-bas, il y a des coupures de courant à Tokyo, qui sont programmées, mais c’est difficile de travailler.

Il y a déjà beaucoup de participations, vous suivez ça de près ?

Pas vraiment jusqu’ici. Je suivais mais de loin, j’étais dans un autre état d’esprit, j’ai perdu mon ordinateur portable dans le train en partant à Kyoto, je suivais uniquement sur mon téléphone, ce qui est compliqué pour voir les dessins. Les autres me relayaient. Depuis mon retour en France, je contacte des gens, Philippe Buchet, Zep, Moebius, je les invite à faire un dessin. Mais Karine et ses copains du Café salé ont déjà beaucoup de dessins et beaucoup de travail, c’est compliqué de tout mettre tout de suite en ligne, ça demande une organisation que l’on n’a pas. Mais c’est logique, si on était dans le confort, on ne l’aurait pas fait. C’est lié à une situation dramatique.

Vous aviez mis en ligne des photographies du tremblement de terre sur votre blog. Ce sont elles qui illustrent cette interview...

Illustration 7
Tout tremble © Jean-David Morvan

Ce sont des films, des pellicules que j’ai perdues. Je les ai mises dans mon sac, je ne voulais pas les laisser dans mon appartement pour ne pas les perdre et elles sont dans le sac que j’ai laissé dans le train… Je n’ai plus que les archives du site.

Vous avez donc finalement quitté le Japon.

Ça s’est fait en plusieurs temps. Le vendredi soir, je suis resté à Tokyo, ça tremblait sans arrêt, j’ai dormi habillé, mon sac avec moi, près de la porte de l’escalier de secours. J’habite au septième étage. Le samedi, ça tremblait toujours et c’était étrangement calme dans mon quartier, je n’ai toujours pas bougé et de toute façon, il n’y avait pas de train. Le dimanche, ça devenait vraiment tendu avec la menace nucléaire. L’ambassade de France, qui a fait un boulot formidable, a envoyé des messages nous demandant de partir vers le Sud si notre présence n’était pas indispensable à Tokyo. Je voulais louer une voiture, mais il n’y en avait plus et même si j’en avais trouvé une, il n’y avait plus d’essence, plus rien n’était ravitaillé. Le lundi je me suis dis que j’allais prendre un train pour Kyoto, je voulais attendre là-bas, voir ce qui se passait et je ne pensais pas du tout rentrer en France à ce moment-là. Mais entre la panique et la fatigue, j’ai oublié mon sac dans le train, plus d’ordinateur. Et dans le train, une amie m’a laissé un message me disant que l’enceinte de la deuxième centrale venait d’exploser. Je suis resté trois jours à Kyoto, tous les matins il y avait une nouvelle dramatique, la terre qui tremblait, les centrales que l’on ne pouvait pas refroidir, l’ambassade continuait d’inviter à rentrer en France. J’ai cherché un billet d’avion, je suis passé par Hong Kong et direction la France, mes parents. Il n’y a aucun bénéfice à rester pour être irradié. On n’est pas des super-héros, que faire si ça arrive ? On ne peut pas aider les gens. Autant rentrer, m’occuper du projet. Je ne suis ni lâche ni héroïque. Tout le monde me disait « bon courage ». Je n’ai pas eu besoin de courage, les choses se sont enchaînées. Alors on me demande si j’ai vu des morts. Non, et je ne voulais pas en voir.

Et les Japonais ?

Illustration 8

Tout le monde marchait. Les gens voulaient rentrer chez eux, il n’y avait plus train, tout le monde a marché, Tokyo était dans la rue à marcher, parfois pour faire des dizaines de kilomètres. C’était le week-end, les gens voulaient rentrer chez eux. Le lendemain, c’était très calme, personne n’est sorti. Et quand je suis arrivé à Kyoto, c’était encore différent, c’était comme si rien ne s’était passé, seulement les infos à la télé en permanence.

Aviez-vous le sentiment que l’information était mal diffusée, que les médias minimisaient l'ampleur des dégâts ?

Difficile à dire, je ne parle pas japonais, mais tout le monde ici savait qu’ils auraient dû fermer la centrale il y a très longtemps mais ils ne l’ont pas fait car il y a trop d’enjeux économiques. Aujourd’hui, le premier ministre a déclaré que le gouvernement allait prendre le relais de l’opérateur privé, Tepco, parce qu’il est temps de reprendre les choses en main. Ils vont couler une chape de béton, mais ils ont perdu du temps, en laissant faire, malgré les risques de contamination pour les Japonais, et pour le monde entier.
Les Japonais ne sont pas naïfs, mais en France, c’est également n’importe quoi. Aujourd’hui, j’ai entendu un journaliste français qui est allé sur place depuis la Chine dire que les Japonais attendent avec impatience que le cœur du réacteur refroidisse pour faire redémarrer la centrale et produire à nouveau de l’électricité pour Tokyo. Alors que l’on sait très bien que c’est impossible. Ce sont des réactions démentes : j’ai entendu des gens de chez Nissan se demander si les pièces ne sont pas irradiées. Certains politiques en profitent pour glaner des voix en vue des élections en récupérant le débat sur le nucléaire alors que beaucoup de gens sont morts, en train de mourir ou risquent de mourir. Dans les deux cas, c’est étrange et disproportionné. Même si je connais les médias et les politiques, je trouve certaines réactions assez obscènes.

Illustration 9

L’Ambassade de France a fait un super travail, nous avons été informés au fur et à mesure. J’ai suivi leurs recommandations et ça m’a été très utile. Mais si un accident survenait en France, je ne suis pas sûr de suivre l’information officielle. Je chercherais davantage à savoir comment font les Américains pour rapatrier leurs ressortissants. Les Japonais doivent gérer la population, éviter la panique, il y a donc des mensonges d’État. Les ambassades ont moins de gens à prendre en charge, elles ont donc un discours un plus vrai. Je ne croyais pas trop ce que disait le gouvernement japonais tout simplement parce que j’étais sur place.

J’ai envie de poser une question au scénariste. Pensez-vous déjà à raconter cette expérience, à vous servir de ce que vous avez vécu ?

Illustration 10

Je pense que je raconterai quelque chose un jour. Je ne sais pas si ce sera autobiographique (ce n’est pas trop mon genre), ou si je m’en servirai pour raconter autre chose… Hélas, j’ai retiré de ces événements des réflexions, des informations. Ça va forcément me nourrir, c’est dramatique. Je viens de rentrer en France et la première chose qui me vient à l’esprit c’est que dans cette situation, il faut faire des choix. Que l’on décide de partir ou de rester, il faut choisir. C’est personnel. J’en ai parlé avec des amis qui sont restés, qui sont partis, qui voulaient rester puis qui ont changé d’avis. Je respecte tous ces choix. Mais l’important est de décider. Ce que je n’ai pas compris, c’est les gens qui n’ont pas pris de décision, ils attendent que l’on décide pour eux, qu’on leur dise quoi faire. J’ai un ami qui est dans ce cas, quelqu’un a décidé pour lui et il risque sa vie pour une décision qu’il n’a pas prise... Ce que je retire de tout ça c’est cette question du choix qu’il faut faire.

Vous êtes rentré en France ce matin, quelle est votre dernière impression du Japon ?

Au Japon, malgré le tremblement de terre, malgré le tsunami, le pays fonctionne. Les services fonctionnent toujours. Aujourd’hui, ça a l’air bizarre de se dire que les gens continuent à aller travailler dans ces circonstances mais on peut envoyer du courrier par la poste, la vie continue, la force des Japonais c’est de continuer malgré la difficulté. C’est impressionnant. À la télévision japonaise, ils ne parlent que de la catastrophe, mais au quotidien, même s’il y a moins de trains, des coupures d’électricité, moins de nourriture, moins d’eau, moins de lait… le pays tourne. J’ai pu prendre le train jusqu’à Kyoto, jusqu’à l’aéroport. Je ne sais pas si c’est une question de dignité, mais je pense que les Japonais savent que s’arrêter de travailler, c’est arrêter le pays.

Prolonger :

Propos recueillis par Dominique Bry, le 18 mars 2011