Alors que l’on a fêté en 2010 les vingt ans de L’Association et qu’à la fin de cette même année, on dressait un bilan contrasté avec un marché en stagnation malgré une production en hausse, deux informations sont passées relativement sous silence (hormis dans les milieux et médias spécialisés et quelques rares médias généralistes) : la fermeture du Comptoir des indépendants, acteur important de la diffusion de bandes dessinées en France et la grève des salariés de L'Association « Les diffuseurs et les distributeurs sont en effet les maillons forts de la chaîne du livre », pour reprendre les termes de Gilles Ratier dans son rapport annuel. Et force est de reconnaître, comme dans toute activité commerciale ou industrielle, que la bande dessinée ne se résume pas aux seules (même si elles sont essentielles) questions économiques, en regard de la création graphique ou littéraire pure. Ainsi, tandis que les éditeurs les plus en vue possèdent parfois leur propre structure de distribution (afin de réduire les coûts et d’accroître leur rentabilité), de petites et moyennes maisons d’édition ont parfois recours à des partenariats. Voire constituent des structures indépendantes tout entières vouées à la diffusion de leur production.
Réalités économiques

Tel était le cas du Comptoir des Indépendants. « Etait », car celui-ci a fermé ses portes le 31 décembre dernier, la collectivité des associés ayant décidé, aux termes d’une délibération en date du 6 décembre 2010, la dissolution anticipée de la société et de sa mise en liquidation amiable sous le régime conventionnel, en conformité avec les dispositions statutaires et les articles L.237-1 à L.237-13 du Code de Commerce pour cause de cessation d’activité.
Fondé en 1999 par un groupement d’éditeurs indépendants, le Comptoir des Indépendants avait été rejoint en 2008 par trente éditeurs de livres d’art, faisant de cette structure le premier diffuseur dédié aux éditeurs de création dans le domaine de l’image. Avec 80 éditeurs de bandes dessinées, d’illustrations et de littérature jeunesse, le Comptoir des Indépendants était devenu un acteur majeur à destination des librairies indépendantes, souhaitant développer un catalogue alliant qualité, créativité et innovation. Loin des canaux traditionnels « grands publics » et des formats classiques (il avait été un des premiers diffuseurs de romans graphiques en France), le Comptoir défendait passionnément la petite édition, avec un catalogue qualitativement riche et pertinent.
Avec la fermeture du Comptoir se pose pour certains la question inévitable de la survie dans un tel contexte : comment continuer à se voir distribuer et à quel coût ? Dès le 1er janvier 2011, Atrabile, Çà et Là, Rackham, Les Rêveurs, Diantre !, La Cinquième Couche, Alain Beaulet, les Editions de la Gouttière, L’Employé du moi, Frémok, Groinge, IMHO, Les requins Marteaux Editions, Michel Lagarde, Tanibis (entre autres) doivent faire face à ces questions. Certains ont déjà retrouvé un diffuseur en la personne du repreneur officiel (Belles Lettres Diffusions, déjà présent en 2010). Mais se pose également la question de l’avenir des éditeurs alternatifs, en tête desquels L’Association, un des membres historique du Comptoir.
Symptômes, effets, ou début d'une crise dans la bande dessinée ?

L’Association peut s’enorgueillir aujourd’hui d’avoir su redynamiser le paysage de la bande dessinée en jouant son rôle de découvreur de talents. C’est depuis vingt ans un vivier, un creuset de signatures qui comptent (et compteront) : Nine Antico, Christophe Blain, Blutch, Matthieu Bonhomme, Anne Baraou, Riad Sattouf, Thiriet, Frédérik Peeters, Mathieu Sapin, Lewis Trondheim, Joann Sfar, David B. et Marjane Satrapi pour ne citer qu’eux. Pour autant, il semble que les contraintes économiques prennent purement et simplement le pas sur la seule création.
Contrainte de « réduire la voilure », le spectre de la crise plane sur L’Association : la suppression de trois ou quatre postes (sur sept actuellement) a déjà été annoncée et depuis le 10 janvier 2011, les salariés de l’Association sont en grève. Manière pour eux de s’élever contre cette décision et d’affirmer (dans un communiqué et une pétition de soutien lancée par Les Requins Marteaux Editions) que « L’Association n’est pas une structure moribonde » et que « si elle souffre, c’est moins de connaître une accalmie commerciale que de s’être éloignée des principes fondateurs qui lui ont apporté succès et longévité ».
Il est vrai que malgré ses vingt années d’existence et un catalogue touchant au sublime, L’Association a connu ces dernières années plusieurs revers (économiques et éditoriaux) directement liés à la baisse des ventes de livres, au départ de certains de ses membres fondateurs et (peut-être) aux mutations technologiques. 2011 s’annonce plus que difficile. Autant de raisons qui font qu’il peut être légitime de s’inquiéter, que ce soit du côté des éditeurs indépendants avec la disparition d’un canal de diffusion emblématique d’une certaine idée de la bande dessinée et de sa distribution auprès d’autres points de ventes que les « grandes surfaces culturelles » ; du côté des dessinateurs et scénaristes (avec en toile de fond les âpres négociations sur les droits d’auteur) ; ou du côté des majors de l’édition qui ont eux-mêmes paradoxalement réduit le nombre de tirages tout en publiant davantage (beaucoup de nouveaux auteurs et d’œuvres anciennes ont été publiés pour la première fois en 2010 mais dans des quantités moindres). Sans oublier le lecteur au passage : comment envisager sans frémir la disparition de L'Association, acteur incontournable qui a contribué à donner ses lettres de noblesse au neuvième art ?A quelques jours de l’ouverture du Festival International de la bande dessinée, le marché de la BD va-t-il devoir faire face à une crise d’un nouveau genre ? Une crise purement économique liée aux ventes (comme l’affirment les défenseurs de L’Association), au prix du livre et à ses moyens de diffusion. Ou s’agit-il « simplement » d’une mutation attendue depuis longtemps et inévitable ? Et si oui, quelle en est l’origine ? Des habitudes des lecteurs, des consommateurs de bande dessinée, des modèles économiques en place ? Alors que la production est riche et les innovations plus nombreuses chaque année.
On a longtemps enfermé la bande dessinée dans une image d’art éternellement adolescent, parlant pudiquement à chaque fois de crise de croissance : la crise de la diffusion annoncerait-elle d’autres difficultés ? Il serait permis de le croire. Les ventes stagnant, l’émergence des nouveaux supports, la volonté (louable) d’indépendance affichée par certains auteurs face à leurs éditeurs en diffusant ou en pré-publiant leurs œuvres sur internet, les difficultés économiques d’éditeurs ont tendance à faire craindre le pire pour ce secteur si dynamique, si qualitativement riche, si foisonnant et ouvert sur le monde et les autres arts.
DB
Edit (23 février 2011) : le 13 février, Jean-Christophe Menu (Directeur Editorial de L'Association) a publié un communiqué expliquant sa vision du conflit, intitulé Bandelettes, Quel Avenir pour L'Association ? Commentaires sur la grève des salariés.
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La pétition de soutien en ligne ici.