Il faut regarder dans le rétroviseur. Ou remonter le temps. Se souvenir de la fin des années 80, à cette époque où l’apartheid n’était pas tombé. Il faut se remémorer Bensonhurst, l’assassinat de Dulcie September, les émeutes de Los Angeles, Rodney King…
« Sur la route de Selma », les deux Philippe, Tome et Berthet, font se rencontrer deux mondes. Celui de Clement Brown et celui de Tracy Lee. Clement fait du stop, Tracy Lee semble fuir quelque chose ou quelqu’un, elle s’arrête et le prend à son bord. Pendant ce temps-là, Chris Isaac chante Wicked Games. Ils s’arrêtent dans un motel pour la nuit. Le Blue Swallow Motel. Blue Hotel…
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Clement Brown est noir. Tracy Lee est blanche. Leurs étreintes, cette nuit-là, ont les accents d’une promesse autant que d’un crime. Clement doit sauver son frère de la prison. Tracy Lee veut se sauver d’elle-même.
Pour Tome, Sur la route de Selma est le fruit d’un long cheminement, expliqué dans le cahier graphique à la suite de l’histoire. En revenant d’un voyage en Afrique du Sud, Philippe Tome a été extrêmement perturbé par ce qu’il avait vu et vécu, et il a d’abord cherché à mettre des mots sur cette expérience, sans succès. Puis est venu Philippe Berthet et l’histoire a pris forme.
Dans l’Amérique des années 90, le racisme est toujours présent. Bien sûr, la ségrégation n’a pas officiellement cours mais, pour autant, les propriétaires terriens ou les red necks du cru ne sont pas des adeptes de l’intégration. Tracy Lee vit mal son mariage avec le fils d’un ex potentat local, ferrailleur de carcasses d’avions militaires au beau milieu du désert.
L’Amérique permet à Philippe Tome de mettre en scène ces visions d’un autre temps, de la différence fondée sur la couleur de la peau. Le vieux black qui œuvre à plein temps porte le sobriquet de « Kunta Kinte » – référence à Roots, le livre d’Alex Haley et la mini-série américaine éponyme (1977), les personnes de couleur de passage sont regardées comme des criminels en puissance. Clement Brown n’est pas un criminel, mais il y a bien eu crime.
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Le dessin de Philippe Berthet est précis, délié, soignant les décors et l’encrage, cherchant les lignes de fuite et un cadrage très cinématographique. Ses évocations du cimetière d’avions, le dessin réaliste et la foison de détails renvoient à Victor Hubinon, créateur avec Jean-Michel Charlier de Buck Danny, font écho à Dans la chaleur de la nuit, avec Sydney Poitier et Rod Steiger pour l’ambiance de ce deep south étouffant. Aux idées et aux préjugés malsains.
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Sur la route de Selma, on avance dans l’Amérique de Tome et Berthet, une Amérique en technicolor qui connaît encore le Klan et les idées rances de supériorité raciale, dans laquelle le désespoir a la couleur de la peau de Clement Brown.
Il faut se souvenir que c’était il n’y a pas si longtemps.
DB
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Sur la route de Selma, Tome et Berthet, Roman / Aire Libre – Dupuis 1991, réédition en 2009, 13 € 50.
Incluse une interview de Philippe Tome et Philippe Berthet, agrémentée de croquis du dessinateur.
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© Tome / Berthet – Dupuis 2009