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Billet de blog 30 mars 2011

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Regards sur la guerre

La guerre (en bande dessinée comme au cinéma ou en littérature) est un ressort connu, presque inépuisable, source d’inspiration de plusieurs générations d’auteurs.

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La guerre (en bande dessinée comme au cinéma ou en littérature) est un ressort connu, presque inépuisable, source d’inspiration de plusieurs générations d’auteurs. Pourtant, il semble que ces dernières années, la bd se soit davantage penchée sur la Grande Guerre, avec les parutions successives de plusieurs albums ayant pour cadre les tranchées et l’horreur des combats de 14-18.

Tardi avait assurément été le premier à dépeindre avec autant de réalisme la brutalité et les conséquences physiques et morales du conflit sur les combattants. A sa suite et avec talent également, Larcenet, Dumontheil, Vandermeulen, Gibrat… dans des genres différents, du plus léger au plus grave, pointant cruauté et absurdité, massacres et destins brisés.

L’année de ses 25 ans, l’éditeur Delcourt nous propose deux regards bien différents sur la guerre avec Vies Tranchées, Soldats fous de la Grande Guerre et Les Sentinelles. Une somme de cas réels pour le premier album tirés de dossiers médicaux d’époque ; une uchronie qui touche au fantastique pour le second.

 Vies tranchées

Illustration 1

Sous l’égide de Jean-David Morvan, Yann Le Gal et Hubert Bieser (chercheur en psychiatrie), Vies Tranchées aborde un sujet sensible, tabou, celui des soldats atteints de troubles mentaux pendant la première guerre mondiale. Sur la base de milliers d’archives de l’hôpital de Ville-Evrard réquisitionné en 1915 par l’armée française pour accueillir les soldats rendus fous par les combats, Vies Tranchées est un ouvrage passionnant, exceptionnel dans son propos (le silence entourant le sort de ces gueules cassées de l’intérieur, les soldats fous, « valides en général » mais inaptes au combat, « derniers dans l’ordre d’urgence et soigneusement encadrés ») et dans sa construction, son graphisme : quinze histoire, quinze « cas » se succèdent avec, en fil rouge, le destin d’Emile P. rendu fou dans le secteur de Longueval (Somme) aux premières heures de la guerre.  

Illustration 2

Les troubles se nomment hallucinations, psychose commotionnelle, hyperémotivité, confusion mentale, démence, débilité, délire de persécution, dépression mélancolique… Quatorze dessinateurs différents expriment chacun avec son style et sa sensibilité les cas qu’ils illustrent : Benoît Blary, Daniel Casanave, Stanislas Gros, José Luis Munuera, Cyril Pomès, Laurent Bourlaud, Manuele Fior, Florent Humbert, Steven Lejeune, Maxime Péroz, Florent Sacré, Guillaume Trouillard, Jab Jab Whamo, Marion Mousse. Vies Tranchées devient alors un récit composite, patchwork, fou, tout en possédant une unité hors du commun pour un ouvrage collectif. De la première page, avec ce gros plan sur les yeux d’Emile P., jusqu’à la dernière, avec ce nom tronqué sur une stèle commémorative, Vies Tranchées lève le voile sombre de l’oubli jeté sur le destin méconnu des soldats fous de la Grande Guerre. La loi de 1838, dite loi des aliénés, fut votée sous le règne de Louis-Philippe. Traitant des institutions et de la prise en charge des malades mentaux, elle ne fut modifiée qu’en 1990.

  Les Sentinelles 

Illustration 3

Avec Avril 1915, Ypres, Xavier Dorison et Enrique Breccia écrivent le troisième chapitre de leur saga guerrière. Tout a commencé en 1914 quand Gabriel Féraud, un chercheur français grièvement blessé au combat s’est vu proposer de devenir un surhomme aux membres d’acier fruits d’un projet militaire ultra-secret : les Sentinelles. En 1915, dans le secteur d’Ypres, le conflit s’enlise, c’est une bataille défensive qui se déroule, les tranchées sont encore peu développées et l’état-major pense que la guerre ne durera pas. Ypres est le siège de la première attaque massive à l’arme chimique de l’histoire, le 22 avril. Une nouvelle « arme » fait son apparition, elle se nomme Pégase. Les Sentinelles sont aux avant-postes.

Illustration 4

Au dessin, Enrique Breccia fait des merveilles : son trait est puissant, précis, passant de l’ombre à la lumière. Le dessinateur argentin montre une fois encore l’étendue de son talent en variant les techniques, les matières : aquarelle, crayon, encre de chine, pinceaux… L’album oscille entre pastel, noir et couleurs vives, avec ces planches uniques, pleines pages en plan large ou ces successions de petites cases, resserrées, denses.

Au scénario, Xavier Dorison a composé un récit qui, s’il magnifie l’héroïsme de ses personnages embarqués malgré eux dans l’horreur, dénonce l’absurdité de la guerre, la lâcheté et l’inconséquence des politiques et des états-majors. Et le peu de respect et de considération que ces derniers ont pour la vie humaine. Revisitant le mythe du surhomme, Les Sentinelles reste une fiction, une uchronie. Et le propos se fait humaniste quand il s’agit de souligner la triste réalité : « au cours de la guerre, 132 000 tonnes de gaz mortels furent utilisées. Causant plus de 200 000 victimes, 500 000 blessés, 95 000 invalides… Mais aucune victoire décisive ».– D.B.

Illustration 5

Vies Tranchées, Soldats fous de la Grande Guerre, collectif, 102 pages couleur, Delcourt, novembre 2010. 19 € 90.

Illustration 6

Les Sentinelles, T 3, Avril 1915 Ypres, Xavier Dorison et Enrique Breccia, 64 pages couleur, Delcourt, sorti le 16 mars 2011. 14 € 95.

Crédits images © Delcourt