Et si… Et si le gouvernement nous imposait nos vacances ? Et si les pouvoirs publics nous obligeaient à nous enregistrer sur des rôles cadenassés pour pouvoir bénéficier d’une assurance maladie ? Et si l’écriture devenait étatique, jugulée, encadrée ? Incapable de s’émanciper des murs d’une pensée dirigée. Et si George Orwell avait raison ?
En 1988, Jean Van Hamme et Griffo visitent le futur et les Editions Dupuis créent la collection Aire Libre. L’opportunité pour l’éditeur de se défaire de son image de producteur de « petits mickeys », destinés à la jeunesse. C’est une réussite. Les histoires courtes de la collection sont littéraires, sombres, inspirées. Par l’actualité, par l’histoire, par le futur. Jean Van Hamme avait pour projet de porter S.O.S. Bonheur sur les écrans de télévision. C’est par la bande dessinée que ses sept histoires prendront vie, au long de trois albums mis en images par Griffo, transfuge du Lombard.

La vision d’avenir dépeinte dans S.O.S. Bonheur est celle de lendemains qui déchantent. La démocratie est mise à mal par un état totalitariste qui, sous couvert de faire le bien, se fait l’ennemi du vieux : l’ancien système, le régime passé. Celui qui menait à l’anarchie parce que l’individu lambda est incapable de se prendre en charge, incapable de reconnaître son bonheur si on ne le lui montre pas. La société a donc désormais banni les sentiments humains des cœurs des citoyens, parce qu’ils ne seraient pas assez intelligents pour pouvoir contrôler leurs émotions, leurs envies, leurs aspirations. Liberté de pensée, création, créativité… autant d’ennemis potentiels pour un Etat qui n’œuvre dans l’intérêt de tous que pour préserver la paix, l’ordre établi et régenter ce bonheur codifié.
L’intégrale SOS Bonheur a paru en juin dernier, 20 ans après et regroupant les sept histoires originales : Plan de carrière, À votre santé, Vives les vacances, Sécurité publique, Planning familial, Profession protégée, Révolution... Les épigraphes en attestent. Le monde décrit ici n’est pas un monde parfait. Même s’il prétend le contraire :
« L'affilié a pour premier devoir de protéger sa santé. […] Les agents de la Police Médicale auront les plus larges pouvoirs de surveillance et d'investigation pour sanctionner les contrevenants. » (circulaire de la «Caisse Nationale d'Assurance Médicale Unifiée») « Les principales qualités attendues des travailleurs de l'entreprise sont l'esprit d'équipe, l'efficacité dans le service et le respect de la discipline intérieure. […] Tout manquement aux normes établies par le présent règlement sera passible de renvoi immédiat. » (Extrait du règlement de travail de la Compagnie d'Analyses Générales)
« Pour jouir de la plénitude de ses droits civiques, tout citoyen doit être enregistré au Fichier Central de la Population. […] Les agents de la Police du Fichier, relevant du ministère de la Sécurité Publique, auront toute qualité pour interpeller les contrevenants. » (Arrêté ministériel)

La vie ainsi réglementée fait froid dans le dos. L’injustice et l’oppression règnent. Les faux semblants sont omniprésents, les raisons succèdent aux justifications. Ce qui pourrait ressembler au début à la simple main mise d’une administration sur le quotidien de chacun apparaît, de plus en plus, au fil des pages et grâce aux histoires croisées des personnages, comme l’omnipotence de l’étatisme le plus vil et le plus pernicieux.
Les individus disparaissent, au sens propre comme au sens figuré. Un à un. Et la vie continue. La toute puissance du monstrueux pouvoir semble ne pas pouvoir être ébranlée. Jusqu’à ce que… jusqu’à ce que l’homme se rende compte qu’il aurait effectivement la capacité de changer les choses.
SOS Bonheur nous emporte vers une issue pessimiste et fataliste, grâce à l’imagination fertile de Van Hamme et superbement portée par le dessin réaliste de Griffo. Prenant le parti du défaitisme, soulignant l’inéluctabilité des destins scellés à grands coups de décisions iniques, les auteurs nous laissent achever le cycle avec des interrogations et une angoisse toutefois un peu convenues.
La noirceur de SOS Bonheur a les couleurs d’une époque révolue parce qu’empreinte du pessimisme des années 80. Sa relecture est rendue plus forte par son hypothétique caractère prophétique. Parallèle facile, s’il en est.
En filigrane, des questions en suspens. Le bonheur est-il une illusion créée de toute pièce ? La liberté n’est-elle pas un instrument de plus pour mieux enfermer les peuples dans d’autres carcans ?
DB
- S.O.S. Bonheur Intégrale – Van Hamme & Griffo – Aire Libre – Juin 2008.