Comment le numérique façonne-t-il les pratiques? Quels modèles économiques pour leur éditorialisation? Comment penser la gouvernance des institutions culturelles numériques? Un colloque réuni du 28 au 30 avril à l’Institut national d’histoire de l’art, à Paris, propose aux scientifiques et au public de débattre ensemble des conditions de production, de diffusion et d’échange des savoirs.
Imperceptiblement, à mesure que l'utilisation de l'informatique et spécifiquement de l'informatique en réseau s'est répandu, la population a profondément modifié son rapport à l'information, interpersonnelle bien sûr (les mails, la messagerie instantannée, les réseaux sociaux...), journalistique (avec la démocratisation des plateformes de publication, sites Web puis blogs) et même scientifique (avec la numérisation des revues et des ouvrages, l'indexation de la plupart des écrits et bientôt des documents audio et vidéo). C'est ce que l'on a appelé, un peu rapidement sans doute, la «googlisation» du monde: tout ou presque dans le monde devenait accessible, comme dans une bibliothèque universelle, à un clic de distance.
Dès lors, la question des conséquences de cette réorganisation des pouvoirs dans cette société du savoir s'est posée, impliquant celle de la maîtrise des outils — la digital literacy — et de la normalisation globale de l'information. Dix à quinze ans plus tard, ce débat est arrivé à maturité. Une nouvelle génération de chercheur arrive aux commandes et leurs cadets «digital natives» n'envisagent plus les rapports académiques comme ils existaient jusque-là.
C'est à ce point que la Maison des sciences de l'homme Paris-Nord (Sens public) organise, avec la Dariah, le «très grand équipement» du CNRS pour les sciences humaines (Adonis), l'INHA (Invisu)..., un colloque international conçu comme une conférence de consensus chercheurs-publics sur le «numérique éditorial et sa gouvernance».
A cette occasion, nous avons donné la parole à deux des organisateurs de l'événement, Gérard Wormser, philosophe, directeur de Sens public, et Milad Doueihi, historien, fellow à l'université de Glasgow, de nous expliquer les enjeux de la manifestation:
Gérard Wormser: La précédente génération de chercheurs en sciences humaines et sociales est arrivée aux commandes dans les années 1970, avec des grands projets qu’ils ont accompli grosso modo en trente cinq ans. Cet épuisement coïncide avec la montée en puissance d’une nouvelle génération de chercheurs, d’une quarantaine d’année — Hervé Le Crosnier, Pierre Mounier ou Marin Dacos… Cette génération invente la fin du cloisonnement entre les disciplines, entre les écoles, entre les pays, entre les langues. Elle est souvent précaire et n’a rien à perdre. Refusant de s’abstraire de la société, elle intercepte les sujets qui passent dans l’actualité et s’en empare, au lieu de considérer cette matière comme ignoble. Elle a compris l’importance du récit et de la narrativité numérique, par opposition à une posture désituée qui prévalait jusque-là, comme si on pouvait se dépouiller totalement du réel et de ses engagements. Nous sommes entrés dans un monde de l’après-disparition du sujet et le retour du récit est fondamental. Il ne faut pas croire qu’Internet est un vecteur abstrait. C’est le lieu où s’ébauchent les relations qu’il faut poursuivre dans le réel.
Milad Doueihi: Le virtuel fait revenir vers le vécu, revisite les sociabilités. La publication des travaux de recherche n’est plus une fin mais le début d’un processus qui suppose le débat, le contrôle par les pairs, l’archivage, la réflexivité. Cela veut dire qu’il faut trouver de nouvelles formes de diffusion du savoir, avec des liens, des prolongements, des débats. Et qu’il faut réimaginer le rôle de l’éditeur qui deviendra celui qui agrège, qui sélectionne, qui trie dans la masse. L’édition, en refusant l’expérimentation et en résistant au numérique, s’est fragilisée.
On a besoin d’une dizaine d’années pour créer un nouveau système multilingue et trouver un public formé pour le recevoir. Nous arrivons à un moment où il y a substitution du livre par le numérique, sans pour autant la disparition du livre. Or, contrairement à ce qu’on pourrait croire, dans le domaine de la diffusion du savoir, le numérique introduit aussi des restrictions d’utilisation. Auparavant, on pouvait entrer dans une librairie, dans les bibliothèques et se contenter de feuilleter les ouvrages pour prendre des notes. Des générations d’étudiants ont constitué leurs références bibliographiques ainsi. A coté de ça, le numérique redonne une chance au qualitatif en permettant de constituer des réseaux humains d’évaluation. Dans les sciences humaines, on ne peut pas évaluer la qualité d’une recherche au nombre de citation comme dans les sciences dures. Par exemple, s’il y a un texte négationniste, il sera abondamment cité pour être réfuté; ce n’est pas pour cela que ceux qui le citent le valident: les critères de légitimité doivent être différents. C’est pour faire évoluer la réflexion sur ces questions que nous réunissons une commission d’audit public, pour faire rencontrer les scientifiques et le public, un peu à la façon des conférences de consensus dans le domaine médical. Nous espérons qu’elle nous permettra de clore des débats, d’en baliser certains et d’en ouvrir d’autres.

- Le numérique éditorial et sa gouvernance: entre savoirs et pouvoirs
Colloque international les 28, 29 et 30 avril.
Entrée libre. Réservation conseillée (contact@sens-public.org)
Institut national d'histoire de l'art
2, rue Vivienne, Paris-2e
Le programme est lisible ici.