Une haine pareil ça s’invente pas. Non, faut qu’il se soit passé un truc. Pour Raoul, le truc c’est la Guerre d’Algérie. Sorti tout droit de sa ferme du Lubéron, on lui a mis la gueule dans un uniforme et un coup de pied au cul pour un voyage express vers les Aurès. Jouer ses couilles à pile ou face, 24 mois durant, ça vous forge la haine de l’Arabe.
Le trouillomètre à zéro, la pulsion bestiale du groupe, le passage à l’acte. La manivelle qu’ontourne de plus en plus vite pour faire parler les muets. Les survivants qu’on finit à la pioche. La honte. Le dégoût. L’effroi. On veut oublier et puis on assume. Et même on revendique. Doucement puis haut et fort. Et ça beugle en famille son amour de la France blanche et catho. Ca fait les défilés militaires et ça milite au FN.
Alors, forcément, ce matin, quand Raoul a reçu la lettre de sa fille Sophie qui lui annonçait son mariage avec un certain Bakayoko, Désiré-Eugène de son prénom, ça lui a fait sacrément mal au croupion. Même si les fantômes à Raoul c’est pas les miens, même si son bizness France éternelle c’est pas mon trip, ça fait toujours mal de voir un humain à terre. Surtout quand c’est son voisin. Pour lui remonter le moral, je lui ai dit que ça aurait pu être pire. Son fils aurait pu virer pédé. Mauvaise pioche. Il m’a sorti la photo de son Eric, enlacé avec son copain Freddy. En cherchant confusément à ne pas éclater de rire et en mesurant la somme de malheurs qui s’abattait sur ce pauvre Raoul, je me suis dit qu’il fallait absolument lui sortir le moral des chaussettes.
– Ecoute Raoul, t’as de la chance dans ton malheur. Eugène-Désiré ça sonne catho. Ta Sophie elle portera pas la burqa.
C’est là qu’il m’a sorti une seconde photo. Une burqa avec visiblement quelqu’un dedans.
– Ben tu vois Raoul, t’as échappé à ça !
– C’est Stéphanie…
– Stéphanie ?
– Ma fille aînée. Je t’avais dit qu’elle faisait des études à la fac de droit d’Assas, à Paris. Je t’ai menti. Ca fait deux ans qu’elle s’habille comme ça.
Je me suis dit que s’il y a un bon dieu, il est vraiment pas charitable avec Raoul. Jamais vu un cumulard pareil. Du coup j’osais plus rien dire. Un handicap ? La frousse qu’il me sorte une nouvelle photo d’un de ses rejetons avec les deux guiboles en moins. Le sida ? La came ? Un taulard ? J’osais plus…
Et puis j’ai fini par me risquer.
– Tusais Raoul. Je t’assure. T’as de la chance dans ton malheur.
– Ah ?
– Oui, enfin, j’veux dire… Qu’est-ce qui vaut mieux : mariée à un Black ?Pédé ? Musulmane en burqa ? Et Babette, qu’est-ce qu’elle en dit ?
– Elle est partie la semaine dernière avec Marcel.
– Marcel ? Ton chef béni du FN ?
– Je les ai surpris au pieu tous les deux. Dans mon pieu.
Je me suis mordu les lèvres et je me suis pissé dessus en pensant au chef de gare. Raoul a rompu le silence.
– Avec Sophie, je vais avoir des petits-enfants café-crème. Eric n’en aura jamais. Et Stéphanie va me les refiler circoncis. Quand j’irai chercher leurs moutards à l’école, faudra que je dise que je viens pour les petits Bakayoko et les chiards Ben Mahmoud. Si c’est le tonton qui vient les chercher, il arrivera main dans la main avec son mignon. J’t’assure, Oreste, je préfère la corde. De toute façon j’arrive plus à avaler quoi que ce soit. Autant en finir.
– Tu prends tout ça trop au tragique. C’est la France d’aujourd’hui. Faut t’y faire, c’est tout. Et puis t’as évité le pire. Tes gamins y z’auraient pu virer UMP. C’est quand même moins grave.
J’avais enfin touché juste. Ca lui a refilé la banane. Et on s’est bourré la gueule toute la soirée en chantant l’Internationale. On s’est fendu la poire. On a refait le monde. Il a chialé sur mon épaule. Il m’a parlé de son père. De la ferme de son enfance. Des brebis. De sa haine de tout ce qui porte uniforme. D’un certain Farid qui lui a sauvé la peau en Algérie. Et qu’en est mort. Il a encore chialé. Il a insulté le crucifix accroché au-dessus de son lit. Et puis il s’est endormi.
Quand je l’ai quitté vers quatre heures du matin, il pionçait en suçant son pouce. Il avait l’air apaisé. J’ai fourré mon museau dehors. Y’avait un air frais. J’ai reniflé un coup et je me suis dit que la vie était bien vache avec nous autres.