Billet de blog 8 mars 2010

Lila Belqadi

Abonné·e de Mediapart

Libérées, les femmes qui travaillent?

« Le travail est libérateur ! », clament haut et fort les femmes d'aujourd'hui. Sur un ton grave à leurs filles, ou sur un ton avisé à leurs copines. « Le travail est libérateur ! », disent-elles aux quatre vents, à toutes les filles auxquelles elles souhaitent la liberté... ou la libération.

Lila Belqadi

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Le travail est libérateur ! », clament haut et fort les femmes d'aujourd'hui. Sur un ton grave à leurs filles, ou sur un ton avisé à leurs copines. « Le travail est libérateur ! », disent-elles aux quatre vents, à toutes les filles auxquelles elles souhaitent la liberté... ou la libération.

Dans cette histoire, le hic est que personne n'a vraiment défini les contours de cette liberté. Personne n'a vraiment posé la question : « Libérer, d'accord, mais de quoi au juste ? »

Peut-être les réponses sont-elles si évidentes que personne n'ose plus aujourd'hui poser les questions. Libérer de quoi ? « Quel scandale que de poser une question pareille ! » diraient ces féministes de la première heure! Elles qui, avant même votre naissance, se sont battues pour le droit à l'égalité entre les sexes et ont, à force de manifestations, pamphlets et autres batailles, balisé le chemin pour que vous ayez le droit de voter, de travailler, d'avorter, de vivre à l'égal des hommes. Leur poser, à elles, la question assassine « Nous libérer de quoi, au juste ? » ? « Quelle ingratitude et quelle ignorance ! Réfléchissez deux secondes, jeune fille ! », répondent-elles, légitimement outrées. « Il vous libère des hommes, de la dépendance, de rester chez vous dans un ennui aussi certain que mortel. Le travail est libérateur, un point c'est tout ! »

Alors jeunes femmes, moi qui suis une jeune femme comme vous, née comme vous au moment où l'on commençait à récolter les fruits des batailles de la génération de nos braves mères, je vous le dis : « Ne posez pas la question si vous voulez ne pas passer pour des ingrates ou des idiotes », sachant qu'une femme idiote en vaut une demie, voire ne vaut rien du tout !

J'y ai beaucoup réfléchi, et je dis merci à ces femmes, ces militantes qui avaient trente ans dans les années soixante et qui réclamaient haut et fort nos droits. Oui, quelle injustice, alors, que le droit donne moins de droits à nous les femmes ! Au nom de quoi, cette inégalité? Les hommes auraient plus de cervelle ? Ou est-ce parce qu'ils ont un appendice en plus (qui leur fait faire finalement plus de bêtises qu'autre chose)? Ou pour compenser le fait avéré qu'ils vivraient moins longtemps que les femmes? Non, il n'y a aucune raison rationnelle valable qui puisse justifier les inégalités de droit qui étaient courantes dans les années 60, et qui surviennent encore de nos jours, notamment sur les lieux de travail.

Je suis une femme de loi, je travaille et j'adhère volontiers à la vertu libératrice du travail pour les femmes. Je dis oui à l'indépendance, je dis oui à l'épanouissement professionnel, je dis oui aux droits, je dis oui, oui et encore oui à ces femmes qui ont milité et militent encore pour des causes féminines.

« Le travail est libérateur ! » Oui..., mais à condition de ne pas vous marier ni ne faire d'enfants, ai-je envie de clamer. « Le travail est libérateur ! » Oui, mais à condition de trouver LE travail magique qui vous permette soit l'option du « mi-temps » (allez trouver ça dans le domaine du droit : vous passerez une vie à chercher), soit de quitter votre bureau à des horaires raisonnables pour partager la vie de vos enfants et de votre époux chéri (s'il est encore là...Vous savez comme ils se lassent d'attendre, les hommes...Ils ne sont pas comme nous, ils sont plus Ulysse que Pénélope et, même en faisant un effort, la vie nous montre trop souvent qu'ils ne peuvent jouer à Pénélope bien longtemps...).

Force est de constater que dans certains métiers, quitter le bureau à des heures « raisonnables » (définition de « raisonnable » pour une maman : être à 19 heures au plus tard chez soi) relève du défi insurmontable et de l'affront potentiellement punissable.

Chez les avocats, dans les « grands cabinets », cela se passe comme ça. Sacré milieu que celui là. Métier passionnant, gymnastique intellectuelle exaltante autour de dossiers du monde entier, clients de renom, confrères cultivés et multilingues, grassement diplômés de tout ce que l'Occident compte de grandes universités. Mais ce sont aussi des codes non-écrits et des règles non-dites. Au royaume du Droit, le non-droit existe, et l'on ne marche pas toujours droit. Oui, le Droit a sa face cachée, moins belle car moins juste. Bien-sûr, dans ce métier, on respecte la loi, les lois, les codes, les textes votés et les conventions écrites. Mais la loi humaine, celle de la compassion et de l'altruisme, celle qui n'est pas écrite, celle que seule la mémoire consigne, celle qui n'est pas passée par le Parlement ni par le Sénat, ni par le Conseil d'Etat, cette loi là n'existe pas au pays des avocats.

Je me fais aujourd'hui l'avocate de mes collègues trentenaires, Laetitia, Florence, Marie, Anne et les autres. Ce sont des avocates brillantes, à coup sûr, mais ce sont pour la plupart des mamans frustrées. Il est édifiant d'observer leur mine mélancolique quand elles parlent entre elles aux pauses-déjeuner de leurs rejetons, qu'elles retrouvent rarement avant 21 heures le soir. Mais attention, elles se gardent bien d'évoquer le sujet devant leurs collègues avocates célibataires, ces killeuses au visage d'Ironman et au regard de métal, engoncées dans leurs tailleurs-pantalons/chemise blanche/escarpins à talons, obsédées par leur carrière, qui restent tous les soirs après 22 heures en commandant des sushis pour diner au bureau. Celles-là ne comprendraient pas que l'on discute de rejetons et d'areu-areu pendant la pause-déjeuner, lorsqu'il est plus indiqué de comparer les performances des unes et des autres sur les dossiers en cours. Celles-là pensent peut-être même, alors que vous parlez des exploits de votre bout de chou : « Pffff, ce qu'elle est bête, celle-là ! ». Et pourtant, mes Laetitia, Florence, Marie et Anne sont avocates, comme ces filles Ironman, et comme moi. Sauf qu'en dehors du travail, nous autres avons une autre vie, aussi essentielle que notre travail.

Alors, est-il libérateur de réaliser que son enfant est en train de grandir avec la gentille nounou ? Est-ce une libération de se dire que chaque week-end offre seulement une furtive occasion de réhabituer bébé au visage de sa maman après une semaine d'absence ? Est-ce libérateur de rentrer chez soi à 21 heures après une heure et demie de trajet dans les transports et dans un état proche de l'épuisement, afin de réaliser que c'est là qu'on doit être patiente et enjouée avec ses bouts de chou, et ensuite de bonne humeur et sexy pour son chéri ?

Comme moi, ces jeunes femmes ont cru au slogan : « Le travail est libérateur ! », et les voilà prisonnières derrière les barreaux invisibles et infranchissables de leur travail ! Alors, je vous prends à témoin : ces femmes, avocates douées et dévouées, au regard pétillant mais fatigué, sont-elles libres et libérées ? Je ris jaune! Elles ont atteint le nirvana du Droit, le saint des saints des cabinets d'avocats, et les voilà emprisonnées dans le Droit, quelle ironie non ? Le Droit, geôlier des siens : on aura tout vu! Les avocats sont les meilleurs défenseurs des droits... tant que ce ne sont pas les leurs, triste constat.

En travaillant, j'ai compris un beau jour que le travail n'était pas libérateur pour tout le monde, en tous cas pas de la même manière, et que le travail dans certaines nobles professions pouvait s'avérer être sacrément enfermant. Le jour où je l'ai compris ressemble étrangement à celui où les enfants réalisent que le père Noel n'existe pas. J'ai eu l'impression de tomber de trente quatre étages en cinq secondes.

Pourtant, nous autres, nous sommes fières de nos parcours professionnels, nous avons étudié durement et longtemps pour faire ces beaux métiers, et nous n'avons pas trop envie de renoncer à notre job. Mais nous voudrions bien la préserver aussi, notre vie en dehors des murs du cabinet! Alors... on fait comment ? Nous ne le savons pas trop. C'est peut-être cela, grandir. C'est peut-être cela aussi, être femme. Pour l'instant, nous réfléchissons.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.