J'ai regardé la soirée électorale chez un vieux pote, Neunœil. Surnom idiot qu'il a gagné le jour où, gamin, il s'est fait péter la tronche en jouant aux apprentis artificiers. Depuis, il ne regarde la vie que par une orbite. Ce qui ne l'a pas empêché de décrocher son diplôme de routier poids lourd. On s'était filé rencard chez lui ce dimanche pour 19h30. A mon arrivée, il était déjà en train de siroter une bière. On s'est affalés sur son canapé et il a allumé son grand écran.
Pour rendre à coup sûr incompréhensible le décryptage de la soirée, Neunœil avait décidé qu'il serait le maître de la télécommande et zappait chaque fois qu'une nana au physique incertain à ses yeux apparaissait à l'écran. Les nouvelles lunettes d'Audrey Pulvar ne faisant pas recette, c'est rapidement sur TF1 que nous avons suivi le début de la soirée. Les deux blondes commises, Chazal et Ferrari, sourires complices en bandoulière, ont ému notre camionneur. Ardent consommateur de calendriers féminins qui égayent ses soirs de solitude sur les aires d'autoroute, il a perçu tout de suite la qualité éthique du tandem. Pour ce qui est du fond, TF1 sait y faire...
Neunœil a posé un regard bovin sur les peu bandantes estimations d'abstention, tournée des sièges des partis et synthèses clé en main des enjeux de chaque région. Le tout ponctué de cartes et graphiques en habits de fête et de l'arrivée en direct, dans le hall d'accueil de TF1, des ténors des partis. Des arrivages pas toujours frais mais commentés avec la même excitation que l'entrée des célébrités dans la ferme des gros cons en Afrique et de ces interchangeables émissions postiches que l'on appelle étonnamment «télé-réalité». Pour renforcer l'effet dramatique de la soirée, TF1 et i-Télé avaient choisi d'incruster un décompte à rebours des secondes nous séparant de la proclamation des premières estimations.
A 20 h, les premiers résultats sont tombés. Neunœil a découvert que l'Alsace restait à droite, ce dont il se fout comme de l'an 40. Comme de l'Alsace. De son prochain et de son lointain. Alors évidemment, la vacuité des débats ne l'a guère traumatisé. Il a changé de chaîne à l'apparition de Cécile Duflot. Les brunes intellos c'est décidément pas son truc. On s'est retrouvé sur i-Télé où une autre brune, au pantalon serré, Sonia, l'a maintenu à flot plusieurs minutes en énonçant des résultats dont il n'aura saisi que quelques bribes. Retour des lunettes de Pulvar et donc retour sur TF1, puis France 2, France 3, BFM et même LCP. Le reste de la soirée s'est transformé en un immense zapping de plus en plus rapide où réapparaissaient, chaîne après chaîne et avec les mêmes mots, les porte-parole des différents partis.
Copé, Bertrand et Rama Yade ont rivalisé de grandes tirades mouchetées de formules à l'attrape-couillons: «le message que nous ont envoyé les Français», «il faut écouter les Français»... Gavés de coaching en communication dont on ne voit plus que les coutures, gauche et droite nous ont offert des débats prévisibles, souvent réduits à des truismes. Entre deux tartines aux rillettes, Neunœil s'est attardé sur Rama Yade. La réalisation de TF1 aussi. En nous imposant de longs plans de coupe sur Moscovici, de la cire-pompe de l'Afrique-à-papa-c'est-fini, minaudant, s'esclaffant puis reprenant la parole pour nous assommer d'une analyse en béton armé: «On peut d'ores et déjà dire que les Français vivent un moment de crise» (sic!). Gérard Longuet n'était pas mal non plus. Sa sentence sur la compétitivité fait déjà le bonheur des chansonniers du théâtre d'Edgar: «Il faut laisser à la France des chances de compétitivité. C'est la France qui doit s'adapter au monde.» Si les électeurs pouvaient déjà s'adapter aux urnes... en survivant aux soirées électorales.
Passage par BFM pour la déclaration de Fillon. Une tronche de ça-me-fait-chier, des cernes de fin de campagne. Bref, une bonne crampe dans la face difficile à grimer. Mais toujours la même capacité à faire du creux avec du creux en égrenant la liste des malheurs hexagonaux: la crise, le monde rural... Langue de bois greffée sur le veston: «on ne perd jamais lorsque l'on défend ses convictions». Des incantations inaudibles sur les «défis», la «ténacité», le «courage», la «France qui a de l'énergie». Et surtout on ne change rien. Dorénavant, c'est comme auparavant... Et un BFM qui vous file le tournis avec des textes et des résultats qui se succèdent en bas, en bas toujours mais plus haut et aussi à gauche pendant qu'à droite de l'écran on vous balance une interview ou une déclaration vidéo.
Moment de poésie tout de même sur France 3 lorsque le candidat socialiste du Haut-Rhin, Antoine Homé, a affirmé qu'il avait «obtenu de très bons résultats dans le Bassin potassique» (re-sic!). Soirée de journalisme visionnaire et exaltant également: «Y aura-t-il un remaniement ministériel?». Pour changer quoi? Là aussi mon Neunœil a décroché depuis belle lurette pour cuver sa bière et ses rillettes. Pour égayer un peu la soirée, Mélenchon et Cohn-Bendit ont fait du Mélenchon et Cohn-Bendit. Frêche a fait du Frêche. Et Le Pen a fait du Le Pen, la bave au bec: «Vous me coupez la parole? Hein?!». Et d'en appeler aux chômeurs, aux personnes âgées, aux jeunes, enfin à tout ce qui peut voter, pour déclamer d'inoxydables harangues sur les «régions aux mains des socialo-communistes depuis 12 ans» et sur le courageux combat «à mains nues» du FN.
Neunœil s'est assoupi, me laissant seul devant une lucarne où j'ai toujours ce sentiment usant de voir toujours les mêmes gueules. Ou des nouvelles qui vomissent les mêmes poncifs que les anciennes. Et toujours sur le même ton. C'est sans doute pire...