BRIBES DE RIMEMBRANZE LABORDIENNES
à André Bitton, qui m’a poussée à tracer ces lignes
Quand je me rendis à La Borde, en 1969, j’y arrivai (si je ne me trompe pas) à la veille de Noël. Il y avait un bal – je me souviens – et je me mis dans un coin : à regarder les autres danser, car je savais à l’avance, sans en connaître les raisons, que personne ne m’inviterait.
Néanmoins, à ce moment–là, Rachid s’approcha de moi. Et il m’invita.
Et jamais, je ne l’oublierai.
Puis, mais je ne saurais pas dire si fut avant… ou après… je rencontrai Gérard Grass. Le psychologue qui me suivra, pendant ce séjour–là. Cela, après les événements de 68, auxquels je participai, et que je vécus en Italie. À Rome.
C’était la nuit, et, assise face à lui, face à Gérard Grass, je me mis alors à lui dire ( : à lui conter ?) que je ne pouvais plus, que je ne savais plus, ni rire, ni pleurer, lorsque, à l’improviste, et absolument inattendues, une foule de larmes grosses et chaudes se mirent à couler tout au long de mes joues stupéfiées.
Ce fut ainsi que commença mon deuxième séjour à la clinique de La Borde que, dans ma correspondance, j’aimais mieux appeler le Château de La Borde. Car, il s’agissait, et c‘était bel et bien la matérialisation, la concrète réalisation, architecturale et symbolique, de tous ceux, qui furent ( : et qui seront ?) mes si nombreux châteaux en Espagne, que je nourris, et nourrirais à jamais en mon cœur.
Ce fut alors que Grass me chargea de m’occuper, de faire renaître, pour ainsi dire, le journal de La Borde, qui s’appelait encore de ce si beau nom : La Borde éclair.
Ce que je sais, ce dont je me remémore avec précision, ce fut que je commençai à m’en occuper fébrilement : et en faisant TOUT, pour ainsi dire, afin qu’il puisse sortir, paraître, de nouveau, et être lu. Et par tous.
À savoir : en écrivant des textes à moi, avec plein de celle qu’aujourd’hui l’on appellerait une con–fusion de genres, et qui jaillissait – inconsciemment – de la fusion, que j’opérais entre ces 2 langues : l’italienne et la française. En recueillant les textes des autres, en les tapant tous sur l’une des ces vieilles machines à écrire, nichées à la serre, en les ronéotypant, et (enfin !) en les distribuant…
J’aimais infiniment ce travail, auquel je m’adonnais de tout mon cœur, et de toutes mes forces… Oui…La rimembranza de « La Borde éclair »…
Mais la chose, le fait, dont j’étais, et je fus le plus fière, à ces moments–là de mon séjour, ce fut ma rencontre parlée avec M. Barbès. Un mystérieux, secret, homme de science, qui se déplaçait toujours en bicyclette, avec une masse de feuillets tapés à la machine, et casés partout, dans ces déplacements à vélo.
Or, ces papiers, ses papiers, étaient absolument illisibles, car tapés presque sans interlignes. Ce fut cela, ça consista en cela, ma fierté : avoir parlé ( : avoir réussi à parler ?) avec lui (qui fuyait tous et tout), et l’avoir convaincu qu’il fallait à tout prix, laisser un interligne, dans ses écrits.
A l’époque, mon plus cher ami, à La Borde, était M. Robert Chinappi, d’origine italienne, et dont le langage demeurait obscur à presque tous, mais que, moi, j’arrivais tout de même à comprendre, en m’aidant avec le souvenir de mes lectures de mon bien–aimé James Joyce.
M. Robert Chinappi… qui beaucoup plus tard s’inscrira à l’Université de Paris VII… désirant réaliser ce rêve à lui, de devenir lui aussi un « soignant ».
Gérard Grass, qui possédait un corbeau tout noir, dans son petit appartement au–dessus des bureaux médicales, m’aida énormément, me comprenant mieux, et plus que tout autre. Grass dont l’on me dit, qu’il avait connu la Borde, en tant que « pensionnaire ».
Cette fois–là, je restai assez longtemps, à La Borde, sans me poser de questionnements. Et il vint le moment où Grass me conseilla de me rendre à Paris, pendant les week–ends. Ce que je fis.
Je ne connaissais presque personne à Paris, et je ne me rendais pas à ses Musées, ni au cinéma, ni au théâtre. Je marchais, marchais, dans rues, et places de Paris… Sans plan… Sans la connaître, ni apprendre à réellement, pour ainsi dire, la connaître…
Puis, je rentrais à La Borde, et racontais à mes amis ce que j’y avais vu…
* * *
Le temps passait… ainsi… pour moi… tellement heureux !… Et il me semblait que jamais il ne se s’arrêterait de s’écouler… ainsi… pour moi... Pour moi, qui avais finalement trouvé un lieu : un espace, à moi. Un espace où l’on m’acceptait, et où l’on m’aimait, telle que j’étais. Et rarement, dans mon existence, j’ai vécu de tels moments de bonheur extrême.
Mais le drame, sinon la tragédie, m’espionnaient déjà. Cachés derrière un recoin de ce chemin que j’avais emprunté, et que je parcourais, croyant pouvoir à jamais le parcourir : insouciante.
Car, il vint le moment, le moment arriva, où j’aurais dû en sortir, de La Borde. Et, pour ce faire, avant de me laisser éloigner, on voulut que mon frère et sa femme, viennent à La Borde. Selon la coutume. (La coutume de la psychothérapie institutionnelle ?) Et Alberto et J., vinrent d’Italie.
Or, je redoutais énormément, violemment, cette venue. Puisque je redoutais énormément, violemment, la femme de mon frère : blonde et grande et belle et charmante. Aux charmes fous, comme l’on dit. Mais que je ressentais également comme charmeuse. Une expression, une parole, un terme, inexistant dans la langue italienne, indiquant toutefois, un caractère que je ressentais, ou que je croyais ressentir en elle. Et je craignais, je redoutai que, d’un coup, tout à coup, elle me soustrairait, elle me déroberait, pour ainsi dire, tout cet amour par lequel je me sentais si entourée. Là. À la clinique de La Borde.
Ce fut pourquoi (mais pas que pour cela) je dis à Grass, que je ne voulais pas que cette rencontre puisse se dérouler, comme l’on faisait d’habitude. Alors, tout au moins. À savoir, en vous recevant, d’une façon, par un rythme, pour ainsi dire, morcelé. En faisant entrer, dans une sorte de représentation scénique, en faisant entrer, dans le bureau médical, vous–même (seul , ou seule), et puis la famille – sans vous –, et puis tout le monde : ensemble.
Or, je ne voulais pas, je me refusais à tout cela, également parce que j’avais une très haute idée de la « folie » et des « fous », et que j’entendais lutter pour leur (pour notre) liberté, et notre dignité.
J’en parlai donc à Grass, qui me répondit qu’il ferait à sa tête. J’en parlai également au dr. Jean Oury. Qui accepta ma proposition.
Or, lorsque Alberto et sa femme devaient arriver, Grass dut s’absenter de La Borde. Quelle ne fut ma joie, à cette nouvelle !
Et le jour redouté arriva.
On était tous les trois, Alberto, J., et moi, assis dans la salle d’attente. Peu après, le dr. Oury me fit entrer, et me posa quelques questions. Et moi, je lui répondis que tout, tout s’était très, très bien passé. Et je lui « racontai » toutes choses en détail.
Alors Oury, me dit de sortir, et de faire entrer mon frère et J.
Moi, je n’en croyais pas mes oreilles car j’avais été élevée à respecter la parole donnée.
Je sortis donc, en silence, et m’assis dans la salle d’attente – tandis que la porte se refermait, sur eux deux, qui pénétrèrent dans le bureau, et je me mis à pleurer à chaudes larmes. Silencieusement désespérée.
Et lorsque la porte s’ouvrit de nouveau, et qu’on me fit entrer, je persistai à pleurer, silencieusement, me refusant à prononcer le moindre mot.
Ce fut ainsi que mon frère et J. repartirent dans leur seicento, et que Alberto – très troublé – faillit, sur l’autoroute, avoir un grave accident.
* * *
Je n’ai pas de souvenirs précis sur ce qui s’en suivit. Je me souviens seulement d’une scène : j’étais dans le bureau de Grass. Mais je n’arrive pas à me remémorer ce que je lui disais, ni ce que lui, il me disait.
Je ne me souviens que d’une phrase, qu’il prononça à un moment donné. Il me dit à peu près : « Mais pourquoi vous êtes venue à La Borde ? ». Ou quelque chose de semblable.
Or, ce n’était pas moi qui avais pris la décision de venir à La Borde. Moi, je ne voulais pas venir en France, ni à La Borde. Et mon entêtement fut tel, que, lorsque l’on m’obligea presque, à monter dans le Palatino, j‘emportai avec moi, non pas une véritable valise, mais ce qu’on appelait – chez nous, dans la famille – le « nécessaire » de mon père. Une petite mallette, où il n’y entrait pas grand’chose, et destinée à garder les affaires de toilette.
Or, je ne répondis rien, à Grass. Mais je me levai, et sortis du bureau. Cette fois–ci, le désespoir fut ( : était–il ?) réellement absolu : nulle part (pensais–je) on ne veut de moi. Même pas ici. À La Borde.
Et je ne nourrissais plus dans mon cœur, qu’un unique désir. Rayer à tout jamais mon existence sur la Planète. Et, sachant que les seuls suicides réussis, à La Borde, étaient les pendaisons, je cheminai (c’était la nuit, il faisait noir) vers la serre. Et là, je préparai tout, en vue d’une pendaison.
Néanmoins, avant de donner un dernier coup de pied à la chaise sur laquelle j’étais montée, je voulus regarder une ultime fois les étoiles, que j’aimais, et que j’aime passionnément.
Ce fut alors que j’entendis des voix, des voix de moniteurs, que Grass avait appelle à l’aide, à ma recherche, et tout de suite après, ils pénétrèrent dans la serre, et me virent.
Ils me descendirent de la chaise, et me conduisirent à l’infirmerie du Parc.
Là, ce soir–là, le médecin de garde était le dr. M.
Il arriva, et se mit à me questionner, pour savoir pourquoi je faisais cela. Moi, je ne répondis pas. Aucun mot. Aucune parole. Jugeant qu’il n’avait pas le droit de s’immiscer dans mes affaires. Alors, il me gifla.
Cette gifle, tout comme l’électro–choc qui lui fit suite (avec de la violence ?), auront la vie dure à s'zeffacer en moi. Car, le délire ressurgit. Dans mon esprit. Dans mon cœur. Et je ne faisais que parler de cette gifle, qui m’avait blessée, moralement, encore plus que cet électro–choc. Et je n’arrêtais, je ne cessais d’en parler. Pire encore ! Je voulus rechercher d’autres manières, encore et encore, afin de disparaître à jamais : de pouvoir mourir. Et J’avalai de l’eau de javelle, et surtout, un matin, je mis le feu à ma chemise de nuit.
Or, j’ai vu, récemment, sur l’écran de mon ordinateur, les images de moines bouddhistes s’immolant par le feu : droits, debout, muets : sans nullement se plaindre. « Comment font–ils ? », me suis–je demandé, en les regardant. Car, moi, par l’immense souffrance physique, je criai fort. Champigny accourut alors, de l’infirmerie, et me disant : « Mon petit ! Mon petit ! », (je me rappelle) et il me jeta une couverture sur le dos, et calma les flammes. (J’ai gardé longtemps la trace des cicatrices sur mes cuisses.)
Mais (je ne sais plus si ce fut après, ou avant cela), je me rendis un jour dans le bureau du docteur Oury, lorsqu’il n’était pas là, et je mis tout dessus–dessous, en déchirant même en de tous petits morceaux, ses mensongères reproductions des gravures de Dürer.
Et je déchirerai également, un très beau texte que le dr. M. me prêtera, tout en me présentant ses excuses.
Pour ce faire, je me rendis près de l’étang à canards, et je me mis à le détruire, ce beau livre. Avec calme, et avec un vindicatif entêtement, en en jetant les morceaux, en pâture aux canards. Dans l’eau sombre. (Cela, je l’ai conté dans un poème que j’ai mis en ligne sur Mediapart, intitulé Broderie sur un délire … si hautement vindicatif.)
J’aurais d’autres choses à conter... sur La Borde... et mes rimembranze... beaucoup de choses… beaucoup de souvenirs auxquels, peut–être, une autre fois, une autre nuit, je m’attaquerai.
Pour l'instant, j’arrête... Oui... J’arrête d’écrire.... Et je clos ce récit, en vous disant : – À bientôt ! À très bientôt, mes amis. À très bientôt, à vous, amis de mon coeur... vous qui ne redoutez pas les cœurs ténébreux…