Tout mon soutien à ce billet de Pierre Delion. Publié avec son autorisation.
Yves Gigou
A propos de l’interview de Claire Compagnon parue dans APM News du 1er juillet 2025 intitulé : Psychiatrie : « le secteur doit désormais intervenir en deuxième ligne »
Pierre Delion
2 Juillet 2025
La psychiatrie de secteur est la plus belle invention de la psychiatrie du vingtième siècle. Si l’État avait donné les moyens aux équipes qui l’ont mise en place à partir des années 1970, nous n’en serions pas arrivés à lire de telles inepties de la part d’une responsable de la Haute (il faut oser !) Autorité de Santé. La psychiatrie de secteur est basée sur une idée fondamentale de la santé publique : apporter des soins à chaque citoyen quel que soit sa position géographique, sociale, son âge, la gravité de sa maladie. Le secteur l’a fait. Mais pour gagner ce pari, il faut assurer une continuité des soins, et notamment entre les soins ambulatoires, l’hospitalisation éventuelle, et le suivi au long cours si nécessaire. Le secteur l’a également fait. D’où l’émergence du concept de prévention en psychiatrie. Une équipe pluridisciplinaire est créée dans chaque secteur géo-démographique (70000 habitants environ pour les adultes et 200000 habitants pour les secteurs de pédopsychiatrie) et répond à ces missions d’accueil et de soin de la souffrance psychique sous toutes ses formes. Victime de son succès, les listes d’attente s’allongent et nos gouvernants, plutôt que d’allouer des moyens permettant de répondre aux besoins, commencent à critiquer la politique de secteur à partir de mauvais arguments. De nombreux dysfonctionnements dans la réorganisation de la psychiatrie vont émerger de ces grossières erreurs d’analyse. Les dernières en date portent sur la création de couteux centres experts (la troisième ligne) qui sont malheureusement devenus pour la population les seuls endroits détenteurs d’une « vérité sanitaire ». Leurs prétentions d’être les seuls lieux d’une recherche scientifique digne de ce nom contribuent à disqualifier les équipes de secteurs, dont les praticiens sont souvent plus qualifiés que les prétendus experts. En effet, seule la dimension génétique et neuroscientifique est requise dans la mise en place de ces Centres, en « oubliant », voire en refusant les articulations avec les autres sciences humaines concernées par la psychiatrie, et notamment la psychologie, la psychopathologie, la psychanalyse, la sociologie, l’anthropologie et le politique. Plutôt que de penser la psychiatrie sur le modèle de la complexité promu par Edgar Morin, seules les sciences dites « dures » ont droit de cité et les autres sont dévalorisées voire deviennent l’objet de véritables chasses aux sorcières.
Animée par une haine farouche de la psychanalyse qu’elle n’a pas hésité à mettre en pratique lorsqu’elle était déléguée interministérielle de l’autisme, Claire Compagnon justifie ses critiques du secteur par une opposition entre une « psychiatrie moderne » et la psychiatrie de secteur, qui, bien entendu, ne le serait pas. Elle rationnalise la nouvelle organisation en trois « lignes » en distribuant à chacune ses bons points : la première (les médecins généralistes, les psychiatres et les psychologues libéraux), la pauvre, n’a pas été aidée par un secteur « qui ne se représentait pas ce qu’on attendait de lui, de ses équipes ». La seconde, attribuée au secteur, doit se mettre au service de la première ligne. Quant à la troisième ligne, la psychiatrie moderne, que certains appellent déjà « psychiatrie de précision », est l’objet de toutes les attentions du gouvernement et de l’HAS. C’est là que se fomente la nouvelle psychiatrie, scientifique, débarrassée de tous les miasmes de la psychanalyse, et qui peut tendre vers une psychiatrie redevenue un sous-ensemble de la neurologie.
De plus, « il ne s’agit pas que d’une question de moyens, on a besoin de clarifier et renforcer l’offre de recommandations, notamment des bonnes pratiques professionnelles, pour permettre aux professionnels, notamment de première ligne, de disposer d’un cadre d’intervention aussi bien en matière de repérage, de diagnostic, que de prise en charge ». Vous noterez la convergence avec le discours affligeant de Neuder prononcé le 11 juin 2025 annonçant la grande réforme de la psychiatrie… sans moyens supplémentaires. Or nous savons tous que la psychiatrie publique est en passe d’être vendue à la découpe à la psychiatrie privée à but lucratif, ce qui aura inévitablement comme conséquences, la partition tant redoutée entre ceux qui ont les moyens et peuvent se soigner, et tous les autres qui devront recourir au service public restant, exsangue…mais moderne !
Bref, cette interview est le rêve éveillé d’une technocrate-bureaucrate, et s’il devait s’appliquer grâce à ses interventions madrées au sein de la HAS, cela ne ferait que redoubler une catastrophe qui envahit tout le champ de la psychiatrie, et dont elle ne dit pas un mot, obnubilée par l’idéalisation de son projet, dont l’orbite est déjà tellement loin de la réalité de notre monde, que nous n’avons plus que nos larmes pour pleurer.
Nous aurions tellement besoin d’une véritable actualisation de la psychiatrie de secteur, intégrant les expériences positives du passé, s’enrichissant des découvertes récentes, et s’appuyant sur tout ce qui peut aider à accueillir et soigner de façon toute humaine les souffrances psychiques qui aujourd’hui ont moins honte de se dire, mais qui accentuent cruellement l’évidence du manque de moyens humains pour en limiter les effets dans la vie de tous nos concitoyens.