LES MULTIPLES VIES DES FENÊTRES DU GRAND JACQUES
Mais les fenêtres gentilles/se recouvrent d’une grille/
si par malheur on crie : – Vive la liberté !
[...]
Mais les fenêtres menacent/ les fenêtres grimacent /
quand parfois j’ai l’audace/d’appeler un chat un chat.
(« Les fenêtres » de Jacques BREL)
(à Lucile et à... silenceontourne)
Permettez–moi de vous écrire, Grand Jacques, bien que vous demeuriez désormais si loin de cette France, où je me trouve à vivre. Moi, donc, vivant ici à Paris, dans ce Paris que contre vents et marées, je m’entête à aimer si fort, en le criant à tous vents.... Vous (finalement protégé ?) dans votre tombeau creusé dans la terre (dans le sable ?) de la non plus si lointaine Polynésie, dans cette île appelée Hiva–Oa. Dites, êtes–vous enfoui aux côtés de Gauguin, Jacques ? J’aimerais vraiment le savoir... quoique... sans savoir... l’on laisse libre bride à l’imaginaire... et l’on pourra même aller jusqu’à phantasmer... Ne disiez–vous peut–être qu’il ne faut pas s’arrêter, qu’il ne faut jamais se lasser d’ « aller voir » ? « Qu’il faut » toujours aller voir ? (Imaginativement aussi ?)Et que c’est dans la « mobilité » qu’il faut vivre – l’être « immobile » par excellence, étant le bourgeois ?
Je voudrais simplement vous dire, Brel, que peut–être (je dis bien peut–être) vous avez eu de la chance à avoir disparu de cette Terre lorsque « le trou », que par moments vous aviez appelé de vos vœux, vous a suivi et happé, vous faisant échapper à ces caricatures du monde qu’on voudrait à tout prix et par tous les moyens, nous faire avaler, présentement. D’amères caricatures, qu’on ne se lasse pas de tracer, de dessiner sous nos propres yeux, et tout autour de nous. Par chance qu’il y a – on l’espère tout au moins–, par chance qu’il existe d’autres lieux, d’autres espaces, où l’on entend se battre à la vie à la mort contre ces lourdes caricatures rigolardes, tout comme contre toute obéissance à ces Lois qui les régissent et les confortent : autoritaires et assassines.
Mais regardez, Jacques, pour votre plus grand bonheur ( : pour notre plus grand bonheur, peut–être ?), et pour n’apporter à cette déclaration qu’un seul exemple, mais AVEUGLANT de lumières ! Cette histoire du rêve... du rêve diurne... du songe...
Il y a déjà pas mal de temps, les Autorités littéraires de ce pays, ordonnèrent que ces histoires de rêves, et même de songes (et sans absolument faire de tri, ni distinguer : rêves et songes, à minuscule, ou à majuscule), que ces histoires étaient finies, dépassées, closes ! Et une fois pour toutes !
« Assez de vos rêves ! s’étaient–elles écriées, ces si rigolotes Autorités. Terminé, fini tout ça ! Et une fois pour toutes ! On en a marre de toute cette psychologie, envahissant les pages ! NOUS, nous savons ce que cela veut dire que d’écrire et de vivre, en un mot : de s’engager ! Car c’est nous, les véritables, actuels, modernes Révolutionnaires politico-scripturaux ! Aux camps de (ré)éducation, ici, en France ! ceux qui ne se plient pas au Dictat de notre propre Parole ! »
Bon. Ils ne s’exprimèrent (ni ne s’exprimeraient) pas du tout de la sorte, car ce langage-ci ne leur aurait paru ni assez sérieux, ni assez révolutionnaire... Et pourtant... regardez-les maintenant ... à l’heure actuelle... Bon... passons... Ou, comme vous le disiez, Jacques : « ... parlons d’autre chose... ».
Mais, pour chercher d’éclaircissantes racines à tout cela, demeurons y un instant, dans cette « histoire des songes ». Car, vous, Grand Jacques, vous y avez creusé, comme d’habitude, et vous y avez cherché et trouvé, l’indice de la naissance de ce que vous appellerez « le talent ». – Ce qui ressemble un petit peu à ce que d‘autres aujourd’hui, appelleraient le « désir ».
Or, vous, niant l’existence de ce fameux « talent » (tel tout au moins qu’on l’entend couramment), vous affirmez que ce qu’on nomme « talent », ne se niche dans l’être humain, qu’au tout début de son apparaître sur Terre : au temps de son impérissable enfance, et sous les habits de ce songe particulier, qu’on voudrait mettre en acte et réaliser tout le long de sa propre vie ; que l’on s’entête à poursuivre... à pourchasser...
Ce serait cela, donc à vos yeux – et aux nôtres aussi, ami – ce plus qu’insigne « talent ». Un songe rêvé les yeux grands ouverts, sans se donner cure ni de soi, ni de sa peine, mais en travaillant et (ré)travaillant, au moyen d’un labeur dur et inlassable, qui réclame de la « sueur ». Et, en affirmant cela, vous ne faites que déclarer, une fois encore, et entière, la passion que vous portez aux songes, et plus particulièrement, à l’un d’entre eux (le plus haut, à votre avis) : le Songe de Justice. Et cette multiplicité de songes, ce serait l’enfance qui l’accoucherait, la dessinerait, la rêverait absolument : d’une façon et sur un mode, pour ainsi dire, absolus.
Vous affirmez également ne pas connaître d’ « artistes », « un artiste [étant] quelqu’un qui a mal aux autres. » Bon. Là aussi. Tout à fait d’accord avec vous, Grand Jacques !
Mais, gare à vous, Brel ! Gare à vous ! Ne tentez pas de nourrir, en votre cœur adamantin – et pourvu d’échapper à la trop grande immobilité de ces lieux où vous demeurez présentement – ne nourrissez pas à l’improviste, la nostalgie soudaine d’une nouvelle venue chez nous, en nos terres. Tenez-vous éloigné de tout pernicieux retour ! si vous le pouvez et si vous le savez. Pour qu’on ne vous y piège pas ! Car, alors, à ce moment–là, si vous vous laissez aller à suivre un petit peu trop ce que votre cœur vous dicte et que, oublieux de toute limite (ô, malchanceux !), vous cheminerez vers nous, vers ce monde d’aujourd’hui, vous risquerez fort d’y être piégé. Et, une fois piégé, une fois enfermé à double tour (physiquement ou psychiquement), vous aurez beau crier, à qui voudra bien vous entendre, avoir été piégé, contre votre bon vouloir. Vous risquerez – clamant trop fort – d’être au moins classé parmi les paranos persécutés, que l’on se doit d’enfermer. Et, si l’on décidera de vous faire avaler par poignées ces comprimés médicamenteux, qui sont jugés aptes à vous « libérer », vous replaçant dans le droit sillon ( car vous ne le savez peut–être pas, Jacques Brel, mais vous avez souffert de ce mal qu’actuellement l’on pourchasse fort sous le nom d’« addiction » !), ce n’est pas seulement que vous ne serez plus en état de vous agiter sur scène, ni de bouger vos mains, vos bras (tels des ailes de moulins à vent ?) ; ce n’est pas seulement que vous ne pourrez plus, ni crier en chantant, ni chanter en criant, ni sangloter de rage, ni bondir en l’air, ni transpirer vos passions si inouïes, plongeant vous-même, et perlant votre visage de gouttelettes de sueur, etcétéra etcétéra... Non ! Non ! Pire que ça ! Vous serez même obligé, pour pouvoir avancer, de vous tenir de votre main droite au mur, pour ne pas, et désastreusement tomber, tout le long de ces couloirs rectilignes !
Et d’ailleurs (je vous le dis), à ces moments-là, toutes les phrases qui sortiront de votre bouche asséchée par ces malencontreuses drogues qu’on vous aura administrées, seront (comme l’on dit de la musique) interprétées, pour témoigner de vos multiples délires. Et elles (ces phrases) seront bien annotées, avec la date de leur gravissime énonciation et tout et tout, afin de bien pouvoir être bien gardées, nichées dans un dossier établi à votre seul et unique nom. (Ce qui pourrait être même réjouissant...) Cela même lorsque, à ces questionnements désireux, pour bien faire, de vous interroger pour pouvoir connaître vos éventuelles allergies, vous croiriez bon répondre, afin de clore une fois pour toutes l’interrogatoire, par un : « Je ne suis allergique qu’aux êtres humains...»
En effet (et je dis cela, par expérience acquise) vous pourrez, Grand Jacques, à cause de la vie que vous avez menée sur cette Terre (fumant, buvant, vous agitant avec tout votre être jusqu’à en avoir la voix cassée, tombant ensuite en de multiples, voraces abimes, vous sentant persécuté même par des fenêtres se hâtant de vous poursuivre « jusqu’au fond de [vos] draps » ...), vous pourrez ne plus avoir droit à appeler tout cela (comme vous l’aviez pourtant fait) votre propre existence, votre existence à vous – parcourue, comme vous l’avez affirmé, par une grande, par une extrême « vitalité ». Non. Non.
Car, en réalité, dans cette vaste Clinique que serait devenu ce monde dans lequel nous tous, nous nous tenons (le grand Baudelaire l’ayant déjà appelé « Hôpital », un hôpital accueillant sans distinction la totalité de ceux qui y demeurent), votre « vitalité » risquera fort d’être jugée (estimée, peut–être ?) n’être que l’effet (l’un des symptômes ?) de votre terrifiante Manie. À majuscule... Tout comme ces moments de chute qu’y feront suite, ne seront estimés être que son inéluctable pendant maladif ( : maléfique, diront les belles âmes croyantes ?). Ce qui sera nommé, la Dépression. (Toujours à majuscule.) Tout ça ne pouvant que conduire, même le tout jeune étudiant-stagiaire-en-psycho qui vous rencontrera et observera, en vos agissements et désormais ternes paroles, à vous deviner et donc diagnostiquer, atteint de ce grave, très « grave » trouble psychique, à tout dire « chronique », la « bipolarité » (le « bipolarisme », peut-être ?), car destiné à se (ré)produire sans cesse, de par lui-même – se (ré)générant et se (ré)manifestant en vous, mais surtout clamant haut et fort et tout de go, la nécessité d’un soin impérieux. Un trouble très en vogue chez nous, aux jours d’aujourd’hui. Le « trouble bipolaire »... Oui. C’est ça. C’est bien ça, Grand Jacques. Je peux vous l’assurer ! Sans rire ! Bipolaire ! Comme la planète Terre !
Il faut dire que – jadis – on l’appelait d’un autre nom, beaucoup plus lourd à porter (à supporter ?), et qui était : « psychose maniaco–dépressive ». Mais, les temps eh, oui ! les temps ont tellement changé ! Et les définitions, les termes savants définissant les diagnostiques, avec ! On les a changés, on les a permutés, car cela fait plus gentil, de les nommer bipolaires, bien qu’ils ne cessent d’indiquer le même état morbide. Pardon ! Le même Trouble psychique ! (Il faut bien le préciser, pour tenter de ne pas avoir trop d’ennuis ! Quoique... désormais... en l’état présent des choses...)
En tous cas, tout ça, le jaillissement de ces nouvelles définitions, pour ainsi dire, c’est à jamais pour mieux faire. Pour ne pas trop épouvanter l’Autre ! Pour ne pas trop sévir contre lui, par des mots qui laisseraient songer (mieux, qui pourraient laisser songer) à une « stigmatisation », ou à un quelconque emprisonnement extérieur, ou intérieur ! Un emprisonnement à vie, quoi ! C’est ça. Certes.
C’est tout à fait comme pour ces fameuses chambres d’isolement ! En langage soigneusement correct, elles s’appellent désormais : « chambres de soins intensifs ». Même pas ! « Soins intensifs » tout court ! On vous téléphonera de l’extérieur, et on n’arrivera pas à vous joindre ? Bon, au téléphone, pour être l’on ne peut plus clair, l’on annoncera : « Je ne peux pas vous la/le passer, pour le moment. Il/elle est aux soins intensifs. » Et de l’autre côté du téléphone, lorsque l’on est à l’obscur de tout, l’on redoutera un cancer, ou un accident quasi mortel de voiture. (Cela s’est bel et bien réalisé.) Une sorte de fin de vie. Quoique....
Or, vous savez, Grand Jacques, actuellement, l’on peut même vous les faire visiter, vous les montrer, ces chambres... Oui... En photos ! Car, elles ne font pas du tout mal à l’âme, ni à l’esprit. Et ça, dans tous les sens du terme, comme vous pourrez aisément l’imaginer. On pourra même, dans un dernier élan de générosité, vouloir les enjoliver. À savoir, les rendre non pas plus « habitables » (pour ce à quoi on les destine, elles le sont déjà !), mais réellement plus belles et réconfortantes ! Les habillant (pour en domestiquer la nudité) de tout un tas de jolies, petites choses : dessins exécutés par les internés, reproductions de savants tableaux, et tout, et tout ! Et c’est pas mal, vous savez, tout ça ! Pas mal du tout !
Pourtant, mon ami, je vous conseille vivement – si l’envie vous prenait de revisiter notre monde, afin de chasser loin de vous cette dure, maudite « immobilité » et de ne pas manquer à votre but premier de venir « voire » – surtout n’oubliez pas ces paroles aux moyens desquelles, à un moment donné de votre vie, vous nous l’avez chanté, ce monde, notre monde – en vous tenant, tout habillé en Chevalier à la triste figure, sur vos bien-aimés tréteaux. Ces paroles qui peut-être, et aux dires de certains, seraient trop fortes. (Au moyen desquelles vous y seriez allé trop fort ?) Ces paroles à vous, qui s’entêtèrent et s’entêtent à interpeller ce monde, en lui disant : « pauvre monde, insupportable monde, c’en est trop, tu es tombé trop bas... », et ainsi de suite... car on ne voudrait pas trop renchérir...
Ce qui n’est pas toutefois sans rappeler la voix de ce poète qui fut dit « maudit », et qui – s’adressant à son âme, afin de lui suggérer lieux et espaces, où tous deux pourraient heureusement, somptueusement voyager, et/ou s’établir – fut par cette dernière obligé d’écrire, et sous sa dictée ! ce petit poème, exprimé par la prose, et en l’éternité du temps présent, et que de plus elle lui enjoignit d’intituler ANYWHERE OUT OF DE WORLD. Un petit poème qui conte à jamais, à nos oreilles ébahies, ceci :
« Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie : – N’importe où ! n’importe où ! pourvu que ce soit hors de ce monde ! »
(Serait-ce à revoir, tout cela ? à rétablir ex nihilo ?! Je ne le pense pas. Et pourtant...)