Docteur Guy Baillon
Psychiatre des Hôpitaux
Paris le 7 mars 2011
1- Monsieur le Président, accepteriez-vous une ‘leçon de chose’ sur la psychiatrie ?avant de condamner à mort la folie et la psychiatrie de votre pays par une loi inhumaine ?
Jean-Claude Ameisen (JCA) fait chaque samedi à 11 h sur France-Inter une leçon de chose sur ‘l’homme’ intitulée « Sur les épaules de Darwin, sur les épaules des géants ». Jean Claude Ameisen est un anthropologue modeste et éblouissant, auteur de plusieurs ouvrages, dont « Dans la lumière et les ombres. Darwin et le bouleversement du monde » Fayard, 2008. Grâce à lui nous découvrons toutes les potentialités de l’homme, car il replace l’homme dans son évolution et dans l’évolution de la vie sur terre.
Permettez-moi de vous demander, Monsieur le Président, d’inviter vos conseillers à bien vouloir écouter au moins son émission du 5 mars, intitulée « Pierres de rêve ». Le résumé que j’en fais ici va altérer l’une des qualités essentielle de son propos, sa simplicité, son absence de préciosité, la clarté et la poésie qui sont ses supports (mais il y a urgence à l’écouter : votre projet de loi dans une semaine au Parlement).
Il évoque ou cite outre Darwin (dans l’ordre de son propos) : Lucrèce, Platon, Boileau, Musset, Einstein «La plus belle expérience que nous puissions faire est celle du mystère », et JCA ajoute ‘c’est là la source de tout vrai art et de toute vraie science’, Gaspard Friedrich, peintre « Le peintre ne doit pas simplement peindre ce qu’il voit devant lui, mais ce qu’il voit en lui », David Hume « La beauté n’est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l’esprit de celui qui la contemple », Darwin « L’émotion est à l’origine de tout ce qui nous fait humains », Shakespeare « Nous sommes de cette étoffe sur laquelle naissent les rêves », Stuart Kendell, Victor Hugo, Léonard de Vinci, Goethe, Galien le médecin de Marc-Aurèle, Olivier Sacks « L’art c’est la préservation du soi »et « La musique est essentielle aux malades Alzheimer », Raymond Queneau « Les plaintes de la souffrance sont à l’origine du langage », A Appelfeld « Seul l’art a ce pouvoir de tirer la souffrance de l’abime », Francis xxx, Pascal Quignard « Certains sons nous disent quel ‘ancien temps’ il fait actuellement en nous », Nietzsche, les artistes chinois créateurs des ‘pierres de rêve’ obtenues par la découpe de leurs montagnes, …
Il aborde de façon à chaque fois fulgurante, c’est à dire en partageant des données s’appuyant autant sur les découvertes scientifiques les plus récentes et les plus pointues que sur ces auteurs, ces questions centrales : la beauté, l’art, la science, la philosophie, la musique, la raison, l’émotion, l’attention, la mémoire, la création, la mère et son enfant, …
Il ne reste pas dans l’abstrait, il évoque leurs applications à quelques maux qui font souffrir l’homme dans son corps et son esprit : strabisme, surdité d’une oreille, Parkinson, Alzheimer, aphasie (perte du langage), handicap mental, …
En particulier ce qu’il explique sur l’Art, la musique et la beauté est fondamental, sans a priori philosophique, restant toujours attentif à ce qu’en disent les sciences ; tout ceci concourt à mieux faire comprendre la nature de notre esprit, ce n’est pas abstrait, ni pur discours, il s’attache à montrer que ce qu’il nous fait toucher du doigt est immédiatement applicable à la médecine (Alzheimer), à l’éducation (puis-je me permettre de souligner que votre ministre de l’éducation aura là de quoi remuer toute l’Education Nationale laquelle ne pourra qu’approuver tellement c’est simple), à la formation des médecins.
JCA ne cite pas la psychiatrie, mais, et c’est ici mon propos, je suis convaincu que nous pouvons prolonger sa vision globale de l’homme sur la psychiatrie, à la fois pour observer les troubles psychiques et pour les traiter.
Je prends ici le grand risque, mais l’urgence du vote de la loi autorise à toutes les audaces, en toute modestie, car je ne suis que simple praticien de la psychiatrie de service public, à mon tour de « me hisser sur les épaules des géants, le géant ici étant Jean Claude Ameisen ». Le premier des risques étant de déplaire à notre auteur sur ma façon de prolonger son propos.
Je vais ensuite avoir l’impertinence de proposer une piste pour lire autrement les troubles psychiques et les réponses de la psychiatrie.
Dans deux jours je donnerai une suite à ce propos avec une autre une piste ayant pour objet de faire l’économie d’une loi très dangereuse pour l’avenir des français. Je proposerai une réponse à la demande diverse et répétée de créer des médiateurs, des tiers, des services d’urgences en psychiatrie, ils convergent tous vers la notion de « médiation » à étudier.
Ma première proposition est de vous demander s’il n’est pas possible après avoir ainsi réfléchi avec JCA sur l’homme, sur la beauté, sur l’art, sur la musique, de penser que l’on ne peut plus aborder cette partie de l’humanité qui souffre sur le plan psychique et a besoin de soins et d’appuis sociaux, comme s’il s’agissait de délinquants sous le seul prétexte que l’étalement de leur souffrance fait désordre. En effet ces personnes souffrent parce qu’elles ont déjà perdu une partie de leur liberté interne. Quand on a compris avec JCA la fragilité de la musique, de nos sens, de notre perception du beau, de l’art, de l’éducation, il n’est plus possible de traiter certains hommes (près d’un million) comme étant des êtres sans ‘esprit’, comme des « choses matérielles ». La pensée existe, affirment les grands scientifiques, et chez tous les hommes, même les plus ‘végétatifs’ (dans leur coma) nous raconte JCA.
Je vous propose d’aller plus loin et là je prends des risques de l’ordre de la simplification, alors que ce dont il est question c’est de porter sur l’homme malade psychiquement « un ‘autre regard’ que celui que sans réfléchir, nous portons spontanément ».
Voulant être concis je vous renvoie d’abord à son propos et à ce que vous savez vous-même de la vision et de l’audition. Vous savez que chacun de nos deux yeux envoie à notre cortex cérébral une image un tout petit peu différente de l’autre, un peu décalée. Notre cerveau en déduit pour nous une notion de profondeur et il ‘invente un monde à trois dimensions’. Les oreilles de leur côté ‘créent aussi un monde sonore à deux dimensions’. Ce n’est que récemment (15 ans) que les savants ont découvert la plasticité extraordinaire de notre cerveau, capable de nous redonner ces trois ou deux dimensions lorsque nous perdons un œil ou l’audition d’un côté, grâce aux réaménagements de nouveaux circuits neuronaux, et à l’utilisation du mélange ‘mémoire-émotions’. Cette description est fabuleuse.
Mais ce que JCA décrit en s’appuyant sur les plus récentes découvertes ce sont toutes les capacités de notre physiologie pour mélanger, rassembler ces deux visions, ces deux auditions, c’est cet écart entre deux données décalées qui est créateur et départ de possibilités fantastiques.
Transposons ces découvertes à notre vie psychique : en étant concis à l’extrême nous savons que les découvertes des cent dernières années nous permettent d’affirmer que notre ‘appareil psychique’ est constitué de deux parties qui s’ignorent l’une l’autre (l’une consciente et l’autre inconsciente) et qui laissent comprendre que pour organiser notre vie personnelle et relationnelle cet appareil psychique (mémoire, émotions, affect, cognition, intelligence, … ) opère sans cesse un travail de coordination, d’harmonie, de prise de distance entre physiologie et le psychisme de ces deux parties.
De ces deux parties, nous ont appris un certain nombre de savants, S Freud étant le plus connu, l’une est notre conscience, cette part est présente et veille, l’autre est une part non consciente -l’inconscient-, (cette seconde part est le produit de notre censure interne constamment au travail pour libérer notre esprit en ne laissant lui advenir que ce qui est utile et ne nous contrarie pas).
Nous dirons de façon très générale que les troubles psychiques se partagent en deux catégories, les névroses (bien présentes dans toute population même si la classification des USA l’a effacée pour des raisons de ventes plus facile de médicaments), et les troubles psychiques graves dont l’axe essentiel est un délire (une vision personnelle du monde).
Les névroses nous rendent malheureux parce que nous n’arrivons pas à faire le ménage entre nos désirs contradictoires, et leur expression la plus générale est l’inhibition qui a comme conséquence de ne pas nous épanouir comme nous le pourrions : notre névrose nous ‘bloque’. La levée de ce blocage nous est parfois donnée par les évènements de la vie ; sinon les psychothérapies peuvent nous aider considérablement ; de toute façon il s’agit de notre sphère intime et individuelle tant pour la comprendre que pour la soigner, elle ne regarde que chacun d’entre nous. Cependant ce trouble est souple dans sa représentation, comme dans son évolution, en constant changement.
Les troubles psychiques graves (les psychoses et dépressions graves) et leur axe le délire se développent sur un champ que nous connaissons moins bien, qui est complexe et associe toujours de multiples aspects, biologiques, relationnels, psychiques. Mais ils ont cette différence profonde avec les névroses qui est la suivante : cette partition en deux parts de la personnalité n’est ni consciente ni fluide, elle est totalement méconnue de la personne qui à certains moments vit dans son monde personnel, son délire, à d’autres dans notre monde commun. Le délire bouge peu, son intensité varie, mais il ne disparaît jamais, il est devenu l’explication du monde que la personne a construit (sans le savoir) : le résultat est que cette part provoque aussi un blocage, elle est immobile, comme ‘pétrifiée’. La conséquence en est l’impossibilité pour la personne elle-même de demander à ‘aller mieux’ puisqu’elle n’a pas l’impression d’aller mal. Son évolution sociale et psychique est grave car elle ne sait pas qu’elle est seule à vivre son délire, de ce fait elle va s’isoler de plus en plus. Le corps social doit donc intervenir. La réponse à cette souffrance non reconnue ne peut être que collective, elle va se construire sur la confiance à établir avec des personnes de son entourage, puis avec des personnes soignantes. Grâce à cette confiance, au bout du temps nécessaire pour l’établir, des « passages » vont pouvoir s’opérer entre ses deux parties d’elle même, entre le monde du délire isolé, et le monde autre partagé avec les autres hommes.
Nous pourrions ainsi dire que le délire par sa définition est un appel à la solidarité de son entourage, celle de la société entière. D’une certaine façon sa souffrance amène à construire solidarité et fraternité dans notre société. Nous devons donc comprendre le message de cet appel pour la collectivité.
Ce qui est passionnant d’aborder là à la suite du travail éblouissant de Jean Claude Ameisen c’est l’intérêt qu’il y a de se rapprocher ici de ce qui se passe sur le plan organique pour la vision et l’audition, toujours ‘décalée’ grâce à nos deux yeux et à nos deux oreilles ; notre souci c’est de réfléchir à ce que nous avons à élaborer sur le plan psychique tant pour comprendre que pour traiter, lorsque nous découvrons que notre vie psychique est faite de deux parties, et que cette partition est fort différente pour les névroses, et pour les psychoses. Certes ces pistes ont été largement travaillées par la plupart des acteurs de la psychiatrie, mais elles sont toujours montrées de façon trop abstraites (et prises dans des classifications qui apportent plus de confusion que de clarté, mélangeant les efforts de recherche et le besoin de compréhension de la société) ; elles ne sont pas connues du public qui continue à croire que les malades psychiques sont une autre race humaine, alors que nous constatons seulement des différences variables de fonctionnement psychique entre eux et les autres, lesquels peuvent tous évoluer.
Certes les traitements de ces troubles graves sont longs, multiples (ils associent toujours la psychothérapie, des médicaments, des institutions de soin selon des propositions variant selon les besoins de chaque patient). Surtout ils doivent s’associer aux compensations sociales des conséquences sociales de leurs troubles.
La totalité de ces réponses en France a été très précisément travaillée grâce à l’ensemble constitué pour les soins par la Politique dite de Secteur (privilégiant la proximité des soins, l’appui sur le contexte relationnel, et l’accessibilité), et pour l’Action sociale par la loi du 11-2-2005 sur l’égalité des chances pour l’accès aux soins et à la citoyenneté des personnes en situation de handicap.
Quand on a observé la grandeur et la fragilité de l’homme avec JCA on ne peut que demander à tous ceux qui ont à légiférer sur les besoins des personnes présentant des troubles psychiques graves d’être d’une extrême attention.
Il faut qu’ils sachent par exemple que ces personnes du fait de leur délire qui les pétrifie sont d’une très grande fragilité, non seulement elles ne demandent rien et la société doit donc se mobiliser, mais l’ensemble de leurs besoins doivent être examinés d’emblée : on ne saurait séparer soins et accompagnement social (c’est comme si on croyait pouvoir séparer chez un homme son corps de son fonctionnement psychique et de ses relations, ou l’inverse, c’est impossible).
Si, dans un refus de prendre en compte la vulnérabilité de ces personnes qui méconnaissent leurs troubles, la société les ‘convoque’ (au lieu d’aller vers elles) en leur imposant de choisir entre être traitées et revenir chez elles, ou ne pas demander de traitement et être « obligées de se soigner », et ceci au bout d’une durée butoir de 72 heures, la société opère là une violence inouïe. Elle va briser ce blocage psychique certes, mais au prix d’une destruction d’une partie du psychisme de la personne. Ceci au nom de quoi ? C’est en tout cas au défi de toute éthique humaine.
De plus pour ces patients ayant des troubles psychiques graves ce projet n’aborde que les soins, se limitant à un aspect seulement de ces soins (l’obligation), et il passe sous silence l’énorme effort d’attention et d’accompagnement social que doit faire la société pour que leur place sociale soit préservée (comme pour les autres handicaps) et qu’ils puissent être accompagnés. Cette réponse partielle ne respecte pas la cohérence et la continuité des réponses que ces personnes attendent.
Notre conclusion générale est que soins et accompagnement social doivent avancer de concert. De ce fait l’objectif central de tout projet c’est que tous ceux qui participent aux différentes réponses à donner se rapprochent les uns des autres (soins et action sociale), car aucun ne peut seul comprendre ces besoins, et aucun ne peut répondre seul à l’ensemble.
La donnée essentielle est qu’une loi sur des personnes qui souffrent psychiquement doit d’abord s’assurer qu’elle respecte l’homme et sa dignité. Que ce projet commence par porter atteinte à sa liberté démontre que les personnes qui ont fait ce projet se sont trompés de ‘dossier à traiter’, ou bien ont cru que l’homme pouvait être réduit à une « chose ».
Le Président de la République française ne peut que reprendre à son compte un autre choix, celui qui privilégie l’homme et l’humanité avant tout.
Auparavant, Monsieur le Président, acceptez d’écouter ce poème scientifique dressé par Jean Claude Ameisen, en particulier sur le mystère de la musique, ‘cet art le plus concret et le plus abstrait, qui ne dit rien d’évident, se ressent et se vit’, dit-il, preuve des liens entre le corps et l’humanité.
http://sites.radiofrance.fr/franceinter/em/sur-les-epaules-de-darwin/
(‘À suivre’ : -quelle est cette demande incessante de ‘médiation’ adressée à la psychiatrie ? et -cerner la nature des troubles psychique grave permet-il d’élaborer une réponse ?)