DE LA PSYCHIATRIE A LA PSYCHIATRIE EXTRACTIVE
Phases historiques du gouvernement de la folie
« Il ne suffit pas d'ouvrir les portes, il faut abolir les murs de l'esprit. »
— Franco Basaglia
I. L'asile disciplinaire (1900–1970)
Il fut un temps où la psychiatrie se donnait pour mission de tracer une frontière. L'hôpital, institution totale, comme disait Goffman, opérait comme un seuil infranchissable entre deux mondes : celui du dehors — qu'il fallait protéger du malade — et celui du dedans, où le malade devait être protégé de lui-même. Ainsi s'érigeaient les murs, non seulement de pierre mais de sens, délimitant l'espace où la folie pouvait légitimement exister.
Les diagnostics, en ce temps, revêtaient une valeur ontologique. Ils ne décrivaient pas tant un état qu'ils assignaient à résidence. Être diagnostiqué, c'était recevoir une identité nouvelle, définitive, inscrite dans le registre des vies retranchées. Le corps du fou devenait objet de surveillance perpétuelle, ses gestes contraints par une architecture pensée pour matérialiser la violence sociale exercée sur ce qui déroge à la norme.
II. Le secteur : humanisation et gestion (1960–1980)
Le mouvement de désaliénation occidental, porté par l'élan de l'après-guerre et les espoirs d'une psychiatrie plus humaine, entreprit d'inscrire le soin dans le tissu même de la cité.
Ce furent, en France, issu de la psychothérapie institutionnelle, le secteur avec les hôpitaux de jour, les centres médico-psychologiques, le travail en réseau — autant de tentatives pour aller vers le patient plutôt que de l'attendre derrière les grilles. La proximité devint mot d'ordre, la territorialité, principe organisateur.E
Plus radicalement l’expérience italienne avec Basaglia, tenta (et souvent réussi) ce geste fondateur de supprimer l’asile de la carte en l’intégrant au maximum les soins à la cité … c’est l’étape historique de la loi 180.
Pourtant, cette déconstruction des murs matériels s'accompagna, presque insensiblement, d'une reconstruction d'un autre ordre. Les cartographies sanitaires remplacèrent les plans d'asile ; la file active succéda au registre d'internement ; les quotas d'activité vinrent mesurer ce qui, naguère, échappait à toute comptabilité. L'ouverture géographique, loin d'abolir l'enfermement, n'empêcha pas une nouvelle forme de clôture — gestionnaire celle-là, invisible mais non moins contraignante.
III. Le virage DSM (1980–2000)
Avec l'avènement du DSM, la psychiatrie changea de langue. Ce qui se disait autrefois dans les méandres du récit clinique, dans l'épaisseur d'une histoire singulière, dut désormais se formuler en listes de symptômes observables, en critères dichotomiques, en cases à cocher. Le trouble mental devint nomenclature ; la souffrance, code.
Les conséquences de cette mutation furent considérables. Le nombre de diagnostics disponibles explosa, offrant une taxonomie toujours plus fine — et toujours plus éloignée de l'expérience vécue. Le primat de la check-list sur le récit consacra la victoire du mesurable sur le vécu, de l'objectivable sur le subjectif. Plus troublant encore : l'accès aux droits, aux soins, aux reconnaissances administratives se trouva désormais conditionné à l'obtention d'un diagnostic. La clinique se standardisa ; le diagnostic devint monnaie d'échange avec les systèmes qui régissent nos vies.
IV. L'ère algorithmique (2000–2025)
« Pour soigner, il faut habiter le monde de l'autre.
Et pour habiter, il faut du temps : le temps n'est pas une variable. »
— François Tosquelles
Les systèmes numériques hospitaliers et médico-sociaux, déployés au tournant du siècle, imposèrent un nouvel impératif catégorique : ce qui ne se saisit pas informatiquement n'existe pas. La réalité clinique dut se plier aux contraintes du formulaire électronique, aux menus déroulants, aux champs obligatoires. Le temps de la rencontre se raréfia, progressivement remplacé par le temps de la saisie et des tableaux Excel.
L'évaluation, loin de simplement mesurer une réalité préexistante, se mit à produire la réalité qu'elle prétendait décrire. Cette mutation algorithmique n'épargna aucun secteur du champ psychiatrique : hôpital bien sûr mais également sanitaire et médico-social. Dans les CMPP, les IME, les ITEP, l'architecture administrative devint envahissante : moins de rencontres, davantage de saisies ; moins de soin, davantage de preuves du soin notamment via l’inflation évacuatrice.
L’impératif se fit comptable : informatiser pour tracer, tracer pour compter, compter pour justifier.
Les plateformes diagnostiques, dédiées en particulier aux troubles neurodéveloppementaux (auxquel beaucoup ont voulu réduire notre discipline) illustrent cette dérive dans une radicalité cruelle.
Elles se contentent d’identifier sans traiter ; ici, le diagnostic devient une finalité plutôt qu’un point de départ. Pourtant, diagnostiquer un trouble ne signifie en rien prendre en charge la personne concernée.
Une politique de prévention dépourvue d’accompagnement effectif n’est qu’une simple identification du risque. Quant à la famille, elle se trouve reléguée au rôle de solution par défaut, faute d’une véritable offre de soins et de prise en charge.
L' actuelle proposition de loi sénatoriale 385 renforce cette tendance en préconisant l’intégration des centres experts — dédiés exclusivement au diagnostic d’une maladie ou d’un trouble unique — dans le “système de soins hospitalo-universitaire”.
V. L'extractif (2020 → ...)
Nous voici entrés dans l'ère de la psychiatrie extractive.
Tous les dispositifs numériques et algorithmiques mis en place cette dernière décennie ne convergent plus que vers la simple extraction de données de population toujours plus vastes, leur stockage, et leur mise à disposition sur un méga marché international.
Nombre d’opérateurs, de plateformes, issus de la tech, peuvent désormais se constituer un énorme stock de datas négociable par qui le souhaite (et en a les moyens) : université ou organisme scientifique, opérateur public ou agence d’état mais aussi et surtout secteurs plus lucratif : monde de la formation privée dégradée, sphère assurancielle et industrie pharmaceutique
La donnée n'est plus un sous-produit du soin : elle en est devenue sa finalité (in)avouée.
La subjectivité elle-même — ce qu'il y a de plus intime dans la souffrance — se trouve transformée en ressource exploitable.
« Le soin, c'est être présent à l'autre.
Tout le reste n'est que commentaire. »
— Jean Oury
Épilogue : Reprendre le soin
À force de pourchasser le risque, la psychiatrie contemporaine a engendré le risque majeur : celui de ne plus soigner, de ne plus écouter, de ne plus rencontrer. Ce qui se normalise aujourd'hui n'est pas la folie — c'est l'idée que l'humain doit se plier à l'outil, que le sujet doit se conformer au formulaire, que la souffrance doit s'indexer sur les catégories disponibles.
On nous dit que c'est objectif. En réalité, c'est politique, économique, idéologique. Chaque choix technique est un choix de valeurs ; chaque algorithme incarne une vision du monde — et de ce que nous faisons de ceux qui souffrent.
Rencontrer un sujet aujourd'hui, véritablement — sans l'écran entre soi et lui, sans le formulaire qui dicte les questions —, c'est déjà un acte de résistance. La résistance commence quand un clinicien ose écouter avant de cocher, comprendre avant d'expliquer, soigner avant d'administrer. Elle commence quand on refuse de laisser la donnée écrire l'histoire du sujet.
Face à la psychiatrie extractive, la rencontre est déjà un acte de résistance, la clinique devient un acte de désobéissance.