Je les ai rencontrés lors de ma première garde à l'asile en 1966. C'est présent comme si c'était hier. Allez savoir pourquoi !
Interne juste nommé, je prenais ma première garde et entrais en milieu d'après-midi dans le pavillon qui m'avait appelé, faisant partie d'un service où étaient entassés 600 malades. Je sonne, plutôt tremblant, un grand bruit de clés et de lourdes portes m'annonce que la porte s'ouvre. Un homme sort, un tablier blanc sur le ventre, et un imposant trousseau de clés à la main. Je me présente comme interne. Il me précise en souriant que lui il est malade, et qu'il donne un coup de mains aux infirmiers surchargés; il va me conduire vers eux, mais puisque je suis nouveau il va me faire visiter le pavillon. Je comprends aussitôt qu'il y a des endroits qu'on ne visite pas. C'est "secret", dit-il. Puis il me présente aux infirmiers en train de taper le carton. Et je vais voir ma première urgence.
Il me faudra des mois pour comprendre que si les infirmiers tapaient le carton c'est parce qu'ils ne voyaient jamais de médecins l'après-midi sauf urgences. Il me faudra beaucoup plus longtemps, puisque ce n'est pas le service où j'étais en stage, pour comprendre que cette question des "secrets" était une question capitale tenant tout le système asilaire: il y a deux types de secrets dans chaque service d'un asile: les "choses" qu'on ne montre pas, certains malades dans des états peu recommandables... et beaucoup plus subtilement des "habitudes" qui doivent être cachées: ce sont tous les ‘passe-droits', comme ceux qui permettent de désigner les "bons malades" tel celui qui m'avait accueilli tout sourire, et tous les "avantages" dont ils bénéficient.
Il est vrai que les "bons malades" ont une supériorité considérable sur les infirmiers (qui font les trois huit en restant de matin ou d'après-midi, dix à vingt ans de suite) celle d'être présent en permanence; de ce fait, ils ont une connaissance phénoménale de tout ce qui se passe, de plus celle-ci porte sur les deux mondes qui se côtoient sans se dévoiler: ils connaissent la maladie et ils connaissent tous les malades, ils voient ces mille faits importants qui échappent aux plus fins infirmiers, et en plus ils connaissent les règles de l'équipe du pavillon, celles qui sont affichées, et les autres, avec leurs changements subtils...
Il a fallu dix ans pour déminer le système. En réalité cela n'a pas été possible directement, tellement tout était verrouillé, car tout se tenait sans le dire, depuis la direction, les médecins faisant leur visite certains matins à certaines heures jusqu'au jeune infirmier vite dépucelé, ou écarté.
Certes ce n'était pas pareil dans tous les services, mais il suffisait d'un service sur cinq ou six (chacun avec 400 à 600 malades) pour que tout l'hôpital et ses 1.800 malades soient "verrouillés". Le déminage n'a été possible que grâce au "casse" du secteur, faisant éclater tous les services en équipes de secteur, trois fois plus petites qu'un service. Et à partir de là, il a bien fallu dix à vingt ans pour que chacun reprenne son souffle et envisage autre chose que la répétition, la routine.
Cela a été très lent parce que la violence silencieuse d'avant avait duré 150 ans, et que "l'idée de changement" était une hypothèse invraisemblable.
Je me souviens encore de l'énorme éclat de rire du surveillant du pavillon cellulaire dont j'avais hérité comme médecin chef intérimaire de l'un des 14 secteurs de Ville-Evrard qui la veille comptait cinq services; c'était l'après midi de mon premier jour. Le 9 novembre 1971, là encore c'est comme si c'était hier. Le spectacle que je découvrais là ne me permettait pas de prononcer autre chose que les paroles les plus banales, pour ne pas fuir. Au bout d'une demie heure, me sentant vraiment très mal, je dis, le plus banalement possible, à cet homme sympa «Bien! Merci Monsieur, je reviens demain après midi, nous verrons comment on va travailler, ... ». Il n'a pu s'empêcher aussitôt de partir de ce grand éclat de rire que lui permettaient sa corpulence et sa bonhomie: «Allez, Docteur! Ne vous en faites pas. Le travail, on connaît! Excusez moi, mais cette phrase, là, que vous venez de dire. Je l'entends, la même exactement, tous les ans, une fois par an avec le nouvel interne, et je ne le revois jamais! Le médecin chef, si! Lui au moins on le voit à tous les Noël, il apporte des bonbons. Allez, Docteur! Ne vous en faites pas. On continuera tout de même.» Là, c'est lui qui m'a raccompagné à la lourde porte bardée de verrous...
Je suis revenu le lendemain, un peu plus mal que la veille... Et nous avons travaillé trente ans ensemble, jusqu'au moment en 2000 où les vingt lits du service (vingt cela suffisait, nous avons même eu huit malades présents en 1992) ont été relocalisés dans une des villes de notre secteur dans une belle maison construite pour nous et l'équipe voisine, dans le tissu urbain; nous découvrions, après trente ans, une toute autre psychiatrie permettant aux patients hospitalisés même en office de voir tranquillement tout leur entourage (au fait, c'est la même maison dont j'apprends le mois dernier que le directeur actuel veut la fermeture dix ans plus tard, parce que... les balais y coutent plus cher que dans les pavillons des secteurs qui sont encore enfermés à Ville-Evrard). Depuis 1966 et 1971, je me suis juré de rester vigilant. Je ne sais pourquoi.
Le Canada que j'aime beaucoup, j'y ai de grands amis, a une culture très différente de la nôtre. Je parle du Canada français, petite portion, mais si vaillante. Il puise l'essentiel de son grand voisin et le traduit en français, si bien d'ailleurs que parfois on se trompe, on croit que quelque chose est une invention canadienne, en fait celle-là vient des USA. Pourquoi pas d'ailleurs, beaucoup là-bas aussi sont des gens courageux. La violence de l'Etat américain à l'égard des malades mentaux a été inouïe: fin 1970 à la place des 550.000 lits ouverts, il n'y en avait plus que 55.000 et les centres de crise qui devaient les remplacer avec d'autres structures selon le Kennedy Act de 1963 n'ont jamais été financés par Reagan. L'abandon! Parmi les réactions se sont créées des associations rassemblant des malades et des personnes "philanthropiques". Il en est même né une philosophie sur leur vécu, confortée par la recherche de mots nouveaux mal traduits en français, comme l'empowerment (reprise de pouvoir sur soi). Cela a fait tâche d'huile plus tard au Canada bien que celui-ci n'ait pas commis la même violence de fermeture des hôpitaux. Ils sont restés beaucoup plus proches de la politique française sans pouvoir l'appliquer vraiment. Cette philosophie américaine leur a plu et ils ont eu envie de la prolonger, surtout qu'ils ont une culture communautaire qui fait que dans beaucoup d'associations ils intègrent depuis des années des patients appelés usagers.
Dans divers programmes de recherches, ils leur donnent des statuts de "chercheur - usager", et même "professeur, sociologue, etc. -usager". Tout cela est bien décrit depuis une dizaine d'années dans l'excellente revue Canadienne Santé mentale au Québec (notons, autre forte différence, qu'ils associent soins et action sociale). Tout cela est intéressant puisque l'on comprend que l'image de la folie ne fait plus peur pour être ainsi affichée.
Nous n'en sommes pas là en France. Les usagers (terme que les psychiatres contestent) ne se sont rassemblés en association qu'après 1990, et alors non pas dans la révolte mais pour se faire connaître, et peu à peu revendiquer. La plupart se fédérant en une grande fédération: la FNAPSY. Depuis 2000, celle-ci a établi des liens avec l'UNAFAM (l'association des familles existant elle depuis 1962) ; elles se sont fixé un programme publié en 2001 sous le titre de «Livre Blanc de la Santé Mentale» qui leur ont permis de faire reconnaître le handicap psychique dans la loi 2005-102; celle-ci leur donne accès à des compensations sociales dont les usagers ont grand besoin dans leur vie quotidienne.
Nous voyons que, alors qu'au Canada la stigmatisation aurait été moindre, où les usagers de la psychiatrie osent "se montrer" comme tels dans la société et qu'ils en tirent des bénéfices, en France leur choix a été de rester discrets puis d'obtenir une loi leur donnant des avantages sociaux. Deux voies bien différentes.
Les Canadiens ont continué à évoluer, ils ont donné plus de force à leur philosophie et ont constitué un mouvement où les usagers sont entourés d'un certain nombre d'acteurs sociaux philanthropiques, non-usagers. C'est leur culture.
Mais là où nous ne pouvons suivre le Canada, c'est dans l'étape suivante: constatant que dans leur pays, il y a des services de psychiatrie qui travaillent mal (comme dans tous les pays du monde car la psychiatrie est une pratique humaine, il lui arrive d'être défaillante surtout quand elle est mise à l'écart, enfermée) ils ont eu l'idée de proposer à certains usagers (les plus "solides") de partir en mission dans ces "mauvais services" pour y accomplir une multiple tâche:
– aider les malades mal traités à se défendre et mieux se soigner,
– expliquer aux soignants de mauvaise facture comment ils devaient travailler plus correctement,
– demander aux administrations une meilleure surveillance des soins.
Dans les compte-rendu rigoureux (comme toujours au Canada) de ces expériences, ils s'étonnent de constater qu'elles ne se passent pas si bien que cela malgré les bonnes volontés, des infirmiers se dépriment, certains usagers vont très mal... ils se disent que cette idée est un peu plus compliquée que prévu. Cette année comme quelques psychiatres français se sont intéressés à l'expérience, ils viennent en France.
Nous comprenons qu'ils ont développé, dans leur culture, l'émergence d'une philosophie qui est basée sur la conviction que l'expérience de la maladie mentale fait accéder les usagers à un fonctionnement psychique particulier qui les institue comme une catégorie humaine différente leur donnant une connaissance humaine supérieure. Il suffit alors à leurs "guides" actuels, "non-usagers" de repérer les "meilleurs" d'entre les usagers pour leur proposer les formations leur permettant de bien connaître le milieu des soignants d'un côté, le milieu des administrations de l'autre pour en faire des personnes qui seront les meilleurs guides dans la vie: ils seront les appuis incontournables pour leurs associations, ils les aideront à bien connaître les méthodes thérapeutiques et les leur expliqueront; ils deviendront les "experts" sur lesquels les soignants auront intérêt à s'appuyer s'ils veulent être sûrs de savoir bien soigner. Bien sûr ils seront rémunérés, ils auront droit à une formation permanente, ils auront accès à des congrès nationaux et internationaux tellement cela renverse toutes les idées reçues. Surtout on leur expliquera qu'ils servent une cause "splendide", ce qui les soutiendra dans tous les moments où ils auront à faire face à une incompréhension hostile.
Pour faciliter leur reconnaissance les Canadiens ont créé le beau mot de "pairs-aidants". Il a l'intérêt de montrer leur générosité, et de préciser qu'ils sont bien des usagers, puisque c'est par le mot de pairs que les usagers aiment se nommer, pour montrer leur "égalité" fraternelle.
Ils ne s'intéressent pas aux différences de culture entre le Canada et la France puisque c'est la même langue! Ils ne voient pas qu'ici les pairs sont le terme qui soude les membres des associations d'usagers et de cette petite merveille que sont les groupes d'entraide mutuelle (GEM) créés par la loi 2005 qui a innové avec le handicap psychique. Ils ne sentent pas le malheur qui va s'abattre sur les associations d'usagers où l'Etat bientôt imposera ses fidèles "pairs-aidants" formés à ses frais. Ils n'ont donc pas compris que ces "pairs-aidants" sont nos nouveaux "bons malades" !
Pourquoi vouloir choisir, à leur place, le bonheur des hommes, en les désignant comme porteurs de "tous les secrets", en réalité cadeaux empoisonnés ?
Tout est la faute de la générosité des hommes. Les malades psychiatriques sont des personnes éminemment "vulnérables", d'une vulnérabilité invisible par rapport aux autres handicapés. Face à cette vulnérabilité, nous avançons sur le fil du rasoir, un acte généreux se transforme en un instant en son contraire si nous ne créons pas des garanties. Il n'y a pas que des acteurs sociaux généreux, il y a aussi des prédateurs, chacun de nous potentiellement.
Les psychiatres et les familles doivent donc s'unir (pour une fois) pour protéger les associations d'usagers. La "compétence" des usagers est réelle: ils ont la double expérience de la souffrance et des traitements, leur témoignage est sans prix si nous voulons être attentifs à la réalité et la complexité de leurs besoins. Mais ils n'ont besoin d'aucune "formation" pour apprendre à porter ce témoignage, les mots et les formes qu'ils utilisent sont les meilleurs, toujours; toute tentative de formation ne peut qu'installer chez eux une dépendance supplémentaire qui en fera des personnes serviles de leurs "guides".
Certes le vrai problème posé est celui de la qualité des soins et des compensations sociales.
L'autre vrai problème est la survie des associations d'usagers, à la mode française. Le vrai problème n'est pas la formation d'un "cadre" supérieur aux autres. Le vrai problème est l'effort fait pour comprendre la folie et ne pas l'exclure. Le vrai problème est d'accepter les différences entre les hommes et d'y puiser des richesses infinies. La vraie compétence c'est l'humain, c'est de cela que parle la folie.
Nous n'avons pas de culpabilité à avoir si nous tenons à développer notre culture française lorsqu'elle défend de vraies valeurs; nous n'avons pas pour autant le droit de penser que nous devons modifier la culture des autres. Le résultat serait une triste standardisation. Continuons à croire à notre génie, cela nous permettra de goûter celui des autres.
Mais n'oublions pas que ces "bons malades" vont être armés pour contrôler tous les acteurs, les usagers, les soignants, les administrations locales, certains d'être les seuls à détenir la vérité, impressionnant tout le monde car ils seront détenteurs de toutes les règles non-dites et de tous les secrets de la souffrance psychique. Ils seront vite écrasés en retour de la violence que leur double jeu va éveiller, mais entretemps elle aura aussi blessé chacun de nous.
Paris, le 8 février 2010
Docteur Guy Baillon
Psychiatre des Hôpitaux